14. La vie de biologiste – Unité 2
Entrevue avec Dr. Trish Schulte
Le thème de cette unité est « La physiologie agit comme interface entre l’environnement et l’organisme ». J’ai fait cette entrevue avec la Dr. Trish Schulte, professeure au département de Zoologie à University of British Columbia, afin d’illustrer le thème de cette unité. En effet, Dr. Schulte est une des fondatrices du domaine de recherche de l’écophysiologie évolutive. Les travaux de son groupe de recherche ont défini ce domaine de recherche et continuent de l’influencer grandement. Ils combinent la physiologie, la biologie moléculaire et cellulaire, ainsi que l’évolution afin d’étudier la variation inter-individuelle dans la réponse des poissons aux stress environnementaux et l’évolution de ces réponses physiologiques.
La vidéo est sous-titrée en anglais et en français et vous trouverez aussi la transcription de l’entrevue plus bas sur cette page.
Transcription de l’entrevue
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Bonjour, je m’appelle Trisch Schulte, mes pronoms sont elle / elle. Je suis professeure et chaire de recherche du Canada au département de zoologie à University of British Columbia.
J’ai grandi à Vancouver et je suis allée à UBC comme étudiante au bacc. Après avoir terminé mon bacc, j’ai pris une année de pause pour essayer de décider ce que je voulais faire. J’ai décidé que je voulais définitivement faire de la science donc je suis revenue à UBC et j’ai fait un diplôme de maitrise dans le même département où j’ai fait mon bacc. Ensuite, après ça, je suis allée à Stanford University pour faire un doctorat. J’ai travaillé à la station marine Hopkins en Californie, qui était magnifique, et j’ai eu la chance de travailler sur l’environnement intertidal. Ensuite, après ça, j’ai accepté un poste de professeure à University of Waterloo où je suis restée durant quatre ans et ensuite je suis retournée à UBC comme professeure adjointe.
Donc, en général, mon laboratoire étudie les facteurs qui influencent la variation intra-spécifique dans les réponses aux facteurs de stress environnementaux chez les poissons, donc les différences entre individus. Nous sommes particulièrement intéressés à comprendre ce qui rend certains individus très résilients ou capables de résister aux stresseurs de l’environnement et d’autres individus moins résilients. Cette variation est super importante parce que c’est le substrat sur lequel la sélection naturelle peut agir et donc c’est au tout début de la physiologie évolutive, la micro-évolution. Donc, ce sont les questions qui nous intéressent globalement.
Comment j’en suis arrivée là? Comment j’en suis arrivée à cette série de questions? C’est en fait une très longue histoire et elle commence dès mon bacc. Dans mes cours de premier cycle, j’ai pris plusieurs cours en physiologie comparative et je trouvais ça fascinant, mais j’ai aussi suivi plusieurs cours en biologie du développement et en biologie moléculaire. Et c’était il y a très longtemps et à cette époque, on commençait à comprendre comment les gènes sont reliés au phénotype et donc comment des changements dans les gènes pouvaient être reliés aux phénotypes. Je me souviens, une fois lorsque j’étais en 3ième année de bacc, je suis allée à un cours à propos d’une famille de gènes nommés les gènes Hox pour lesquels, si une mutation arrive dans ces gènes, ça cause des différences énormes de phénotype. Donc, on peut faire pousser, dans une drosophile, on peut faire pousser une patte qui sort de l’oeil, vous savez, ce genre de très gros changements. Ça m’a fait commencer à penser à l’idée qu’on peut faire une connexion entre la variation génétique dans l’environnement, l’évolution, et les patrons de variation que l’on voit dans les traits physiologiques de mes cours de physiologie, donc à l’époque j’ai décidé que c’était le type de sujet que je voulais étudier. Et ensuite pour ma maitrise, j’ai fait un projet qui portait principalement sur le métabolisme de l’exercice. La base biochimique de la récupération suite à l’exercice, chez les poissons. Mais une des choses que j’ai remarquées quand je faisais ce projet était à quel point les individus étaient différents et comment il y avait beaucoup de variation : certains individus pouvaient nager très rapidement, d’autres individus n’était vraiment pas très bons et c’est là que j’ai commencé à penser à l’idée que, pas les gros changements, pas les pattes qui poussent dans un oeil ou quelque chose du genre, mais les petites différences qui font que certains individus sont plus performants que d’autres et j’ai donc cherché un endroit où je pourrais faire un PhD examinant ce genre de questions. Ce que j’ai étudié, c’était la variation entre les individus au sein d’une espèce, à travers les populations dans la régulation d’un certain nombre de gènes et je travaille plus ou moins sur cette question-là depuis. Quelles sont les variantes génétiques et les mécanismes qui mènent à la variation et dans quelle mesure les poissons répondent aux stress environnementaux et en ce moment, nous nous concentrons principalement sur des choses comme la température et les bas niveaux d’oxygène parce que ce sont des changements environnementaux vraiment importants qui surviennent suite aux changements climatiques mais au fil des ans, le labo a aussi travaillé sur les changements de salinité, divers types de substances toxiques et un large éventail d’autres choses.
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Les projets dans mon labo sont super diversifiés et nous utilisons un très large éventail de méthodes, donc, tout, de la physiologie de l’animal entier à beaucoup de biologie moléculaire et ce genre de choses. Une grande partie du travail que nous effectuons, en particulier dans le domaine de la biologie moléculaire, c’est de prendre des techniques existantes et de les appliquer à un nouveau système. Une de ces techniques que nous utilisons beaucoup en ce moment s’appelle le RNA-seq ou « séquençage d’ARN » dans laquelle on séquence tous les ARNs qui sont exprimés dans un tissu et ceci nous donne un estimé des patrons d’expression de gènes dans un tissu et le plus souvent nous mesurons la réponse à un stress environnemental. Nous pourrions donc prendre un poisson et l’exposer à une température élevée et quantifier quels gènes changent en réponse à cette température élevée. Donc on fait ça souvent. L’autre chose qui nous intéresse vraiment en ce moment est la méthylation de l’ADN. La méthylation est une modification de l’ADN qui ne change pas la séquence d’ADN mais qui change la structure en trois dimensions de l’ADN et ça affecte le niveau de transcription des gènes présents dans cet ADN. Donc nous utilisons une variété de méthodes pour détecter les changements de méthylation en réponse aux changements de l’environnement.
Nous avons fait une expérience il y a quelques années avec l’épinoche dans laquelle nous avons pris des mères épinoches et les avons exposées au stress, puis nous avons pris les bébés et nous, euh, leurs œufs, les œufs des mères stressées et nous les avons croisées avec des pères non stressés puis nous les avons fait grandir et donc nous avions un témoin où les mères n’avaient pas été stressées et des poissons dont les mères avaient été stressées et nous les avons fait grandir jusqu’à l’âge adulte et basé sur d’autres travaux c’était connu que les poissons provenant de mères stressées ont des comportements différents de poissons venant de mères non stressées. Donc nous étions intéressés aux changements d’expression de gènes qui pourraient être liés aux changements de comportement. Lorsque nous avons fait l’expérience, lorsque nous avons regardé les résultats pour la première fois, nous n’arrivions pas à les comprendre du tout. Les patrons n’étaient pas du tout ce que nous attendions. On ne voyait pas un effet majeur du stress maternel, le stress de la mère sur l’expression de gène dans le cerveau de leur rejeton. Au lieu de cela, ce que nous avons vu était un patron vraiment intéressant, où, dans les statistiques, ce que nous avons détecté était une interaction très forte entre l’effet du stress maternel et du sexe de la progéniture. Le patron dans l’expression des gènes était que, pour des milliers de gènes, il y en avait qui étaient touchés par le stress de la mère chez les mâles et puis il y avait un autre groupe de gènes qui étaient fortement affectés par le fait qu’il y ait ou non du stress chez la mère mais seulement chez les femelles. Ce que ça nous indique est que le stress maternel cause des effets majeurs sur l’expression de gènes dans le cerveau, mais que ces effets sont complètement différents entre les rejetons mâles et femelles et ça c’était une énorme surprise parce que personne n’avait fait une expérience qui étudiait à la fois les rejetons mâles et femelles. Presque toutes les expériences précédentes avaient été faites uniquement sur la progéniture mâle et c’est souvent fait dans les études de comportement pour réduire la quantité de variation parce qu’il y a beaucoup de variations basées sur le sexe. Donc, nous n’avions pas prévu qu’il y aurait un effet du sexe et, pourtant voilà, c’était énorme. Les rejetons mâles et femelles répondaient
complètement différemment au stress maternel. Des travaux ultérieurs dans d’autres laboratoires ont montré qu’en effet, les effets comportementaux diffèrent vraiment entre les rejetons mâles et femelles. Il y a des effets chez les deux mais ils sont différents selon le sexe. Ce fût une grande surprise and ça a aussi vraiment changé la façon de faire notre travail au labo parce que la plupart du temps, les physiologistes ne se préoccupent pas tellement du sexe de leurs animaux, spécialement pour les poissons, car ça peut être difficile de déterminer leur sexe à plusieurs stades de vie. Donc il y a peut-être toutes sortes de choses qui se cachent qui sont différentes entre les mâles et les femelles auxquelles nous n’avons jamais songé. Donc c’est quelque chose qui a vraiment changé notre façon de voir les choses.
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Un des aspects de la recherche est que ta façon de voir les choses est toujours en train de changer. Donc, ton point de vue change et tu remets ton idée en question tout le temps. Et pour moi, une des choses qui m’intéresse vraiment en ce moment, est qu’en quelque sorte au cours de ma carrière, je me suis surtout considérée comme une scientifique fondamentale qui pose des questions sur comment le monde fonctionne mais pas tellement dans un contexte appliqué. Récemment le labo est devenu très concentré sur répondre à des questions de conservation très importantes. C’est en partie motivé par le fait que nous voyons que le monde autour de nous change. On voit les populations de poissons qui déclinent et on voit les changements climatiques et on doit penser à qu’est-ce qu’on va faire à propos de cela? Est-ce qu’il y a quelque chose que les biologistes peuvent faire pour aider? Pour moi c’est un gros pivot fondamental dans ma façon de voir les choses parce que j’ai toujours pensé à la science vraiment comme une aventure basée sur la curiosité, quelque chose où on en apprend sur le monde et je ne me suis jamais vue comme une scientifique appliquée mais le labo est vraiment en transition à ce niveau.
Présentement on débute un gros projet sur l’impact de l’épandage des sels routiers sur les rivières à saumon parce que l’hiver ici à Vancouver on utilise pas mal de sels sur les routes parce qu’il fait froid ici mais pas si froid ce qui fait que le sel fonctionne bien, mais ce sel s’écoule dans les ruisseaux et l’hiver les oeufs de saumon sont en train de se développer dans leurs nids et ensuite les bébés saumons émergent et ce sel est stressant pour ces saumons, donc la question est-ce que le sel qui s’écoule dans les ruisseaux en ce moment est suffisamment mauvais pour causer des dommages au saumon et donc on se pose des questions à ce propos. C’est un problème très direct, très appliqué mais qui tire profit de toutes les connaissances fondamentales que nous avons acquises, de notre science basée sur la curiosité. C’est une façon de voir les choses différemment à un niveau très large.
Alors, ce que j’aime le plus à propos de mon travail, c’est que chaque jour j’arrive et il y a quelque chose de différent, je fais quelque chose de différent chaque jour. C’est aussi un inconvénient car lorsque vous faites toutes ces choses différentes c’est difficile de sentir que vous faites bien toutes ces choses. La plupart du temps vous avez l’impression de ne pas savoir ce que vous faites et vous devez être à l’aise avec ça, en fait, juste en général, en tant que scientifique, vous devez apprendre à être à l’aise avec l’incertitude parce que lorsque vous essayez de repousser les frontières du savoir c’est inévitable que vous ne sachiez pas comment les choses vont se passer, n’est-ce pas? Parce que si on pouvait déjà prédire parfaitement les résultats de nos expériences, alors vous n’avez pas vraiment besoin de les faire parce que vous avez une compréhension complète de ce qui se passe et ce qui est le plus excitant est quand vous ne comprenez pas vraiment ce qui se passe et vous devez penser à ce que ça veut dire et quelle expérience serait nécessaire pour vous permettre de distinguer entre différentes possibilités. J’adore cette sensation d’incertitude et la capacité de découvrir de nouvelles choses. Donc, d’une certaine manière, ce moment où vous comprenez soudainement quelque chose que vous ne compreniez pas auparavant et que peut-être personne n’a compris avant, est un sentiment incroyablement merveilleux et c’est pour ça que je me lève chaque matin
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