1.2. Fondements de cette approche
Notre philosophie de l’accompagnement est le fruit d’inspirations et de référents tirés de nos expériences d’accompagnement pratiques. Elle a aussi fait l’objet de documentation et de conceptualisation par la conversation et la recherche scientifique sur nos pratiques. Ainsi, parmi les fondements directeurs de notre approche, quatre sont relevés sommairement ci-dessous :

1.2.1. Dialogue et joie
L’accompagnement de soi dans le développement de projet est toujours plus facile à faire avec d’autres personnes qui peuvent aider, par leur écoute, leur conversation, les perspectives différentes qu’elles amènent et leur expérience dans le monde. Notre approche s’inspire, en ce sens, de la conception démocratique de l’éducation proposée par Paulo Freire (2006). Pour ce pédagogue brésilien, le dialogue, l’ouverture, la curiosité et le questionnement entre les êtres sont la source d’une production de connaissances ancrées dans les perceptions des personnes sur le monde dans lequel elles vivent. Le dialogue, à partir de soi et des autres, permet ainsi le développement d’un pouvoir d’agir sur ce monde. Par l’interaction, les savoirs générés sont collectifs et vous jouez un rôle de premier plan dans l’appropriation des apprentissages (Bédard et al., 2020).
L’expérience partagée qui se vit entre des êtres qui s’entraident et travaillent ensemble permet aussi de repenser les modes de relations à l’autre et de socialisation. Notre approche est influencée par la philosophie de Nicolas Go (2012; Dubois, 2019). Pour ce philosophe français, la simplicité, la joie et le fait d’apprendre ensemble comment faire les choses est à la base d’un épanouissement collectif. Ainsi, nul besoin de tout savoir à l’avance. C’est en arrivant avec une posture empreinte d’écoute, d’ouverture, d’inclusivité, d’introspection, de reconnaissance et d’humilité, que des relations riches de sens sur le plan humain se forment dans les contextes de travail.
Pour nous, c’est aussi l’espoir derrière la vision Entreprendre Ensemble pour Demain. L’accueil de soi et de l’autre est ainsi central dans la démarche proposée. La joie, elle, transcende le plaisir et invite à l’affirmation de soi et de son pouvoir d’agir dans une quête d’un meilleur rapport à soi-même et au monde. Dans votre contexte de projet, les rencontres que vous serez amené à faire sur le plan humain sont la plus grande richesse à cultiver et à découvrir dans ce qu’elle génère pour le projet au-delà des sentiers battus. De plus, ces rencontres vont durer au-delà de ce premier projet et seront précieuses pour la réalisation de nouvelles idées à venir.
book Références
Bédard, D., Bibeau, J., Pilon, C., & Turgeon, A. (2020). L’Espace Expérientiel (E²) : une pédagogie interactive. Les Annales de QPES, 1(1). Disponible à : https://ojs.uclouvain.be/index.php/Annales_QPES/article/view/55803
Dubois, M. (Hôte). (16 août 2019). Nicolas Go, « La coopération en éducation : affirmation de l’égalité et joie d’exister » (No. 829) [Entretien audio]. Radio Univers. http://www.radio-univers.com/nicolas-go-la-longue-tradition-de-la-pedagogie-alternative-n829/
Freire, P. (2006). Pédagogie de l’autonomie. Érès.
Go, N. (2012). L’art de la joie. Essai sur la sagesse (p. 300). Livre de Poche.
1.2.2. Sens et observation dans un monde vivant
Au cœur de cette pratique du dialogue et du faire ensemble, les échanges permettent aussi de réfléchir et de décider avec d’autres ce qui fait du sens pour la suite des actions à poser dans votre projet. Le modèle pédagogique innovant utilisé à l’AED met de l’avant ces deux forces motrices du sens et du dialogue dans l’accompagnement entrepreneurial et a été documenté à cet effet (Bibeau et Meilleur, 2022a). Dans le développement d’un projet, les idées ont besoin d’être discutées, là où les nombreux apprentissages terrain et les évènements qui se produisent invitent à la réflexion pour orchestrer l’action qui semble juste. Le dialogue avec d’autres est un vecteur essentiel pour cela. C’est là qu’un sens, à la fois individuel et collectif, est donné aux apprentissages et aux évènements de développement du projet.
Dans la théorie des organisations, le psychologue organisationnel américain Karl Weick (1995) parle de l’activité de sensemaking. Celle-ci fait autant appel à la construction identitaire de soi, à la rétrospective qu’à la lecture des environnements sensibles et sociaux autour de soi, dans un esprit de continuité et de plausibilité. Dans notre philosophie de l’accompagnement, le sensemaking fait aussi appel à des questionnements sur la raison d’être des projets et amène à identifier et affirmer ses motivations profondes pour guider l’action ou même réfléchir à ce que la réussite veut dire pour soi (Bibeau et Meilleur, 2022b, 2022c). Ce sont des espaces qui peuvent aussi être déstabilisants, où l’accueil de soi et de l’autre est d’autant plus de mise ! Dans votre contexte de projet, ce sont donc des espaces à réfléchir et à intégrer pour développer une culture de travail en lien avec vos valeurs et vos ambitions personnelles.
La lecture des environnements sensibles et sociaux qui produit le matériel propice au dialogue dans les projets est le propre de notre sensibilité humaine. C’est aussi depuis longtemps l’objet d’étude des sciences humaines. Notre approche trouve ainsi ses racines dans la rencontre entre les champs de l’entrepreneuriat et de l’anthropologie, dans une observation fine de l’environnement (Geertz, 2008). L’observation ethnographique, notamment, permet de décrire ce qui est observé de collectifs humains autour de soi. Elle est d’ailleurs de plus en plus relevée comme essentielle à l’orientation de l’action dans la démarche de projet (Watson, 2013). L’amour du vivant amène à le décrire en détails et à insuffler l’action à partir de ce qu’il est possible d’observer autour de soi. Dans votre contexte de projet, il s’agit souvent de relever le nez et de prendre le temps d’être accueillant à ce qu’il se passe autour de vous. Cela peut générer des opportunités insoupçonnées sur le plan de l’inspiration, de la rencontre avec d’autres, de la créativité et de l’imagination de nouvelles possibilités.
L’environnement social est constitué de relations organisationnelles, institutionnelles ou culturelles souvent présentes au premier plan dans la lecture du monde autour de soi. Le philosophe et anthropologue français Bruno Latour (2005; 2007) invite cependant à regarder comment les différents rythmes sociaux et rencontres entre les personnes changent tout le temps, du fait de la nature humaine. Ainsi, ce que nous pouvons observer, ce sont plutôt des interactions entre des gens de toutes sortes qui parfois discutent ou créent des choses complètement inusitées. Dans sa sociologie de l’acteur-réseau, la possibilité de l’émergence de nouveaux collectifs repose sur ce développement d’associations inattendues entre des personnes et les traces, observables et moins observables, de leurs passages et de leurs échanges. La possibilité de générer du changement sur le plan des collectifs humains relève, selon cet auteur, de la capacité des personnes à pouvoir ainsi composer avec leur environnement. Dans le cadre de votre démarche, cela veut dire cultiver ces espaces informels de rencontre, de réseautage et d’interactions avec d’autres qui créent des relations en lien avec vos valeurs.
Enfin, pour nous, l’humain fait partie d’espèces vivantes qui, elles aussi, façonnent et organisent notre lecture du monde. Pour cela, vous irez à la rencontre de personnes et d’environnements vivants nouveaux pour réaliser votre projet. La joie, l’accueil de soi et de l’autre et l’action collective sont dépendants d’un système organique plus grand que soi. Comprendre le sens de vos actions repose sur une approche holistique de l’accompagnement, laquelle invite forcément à l’introspection (Foliard & Le Pontois, 2017). Bien souvent, il suffisait de parler au voisin d’à côté pour découvrir un nouveau monde de possibilités pour mettre en œuvre votre projet! Une lecture du monde autour de soi permet de rester ouvert et de sentir cela.
book Références
Bibeau, J., & Meilleur, R. (2022a). Sens et Dialogue: forces motrices d’un modèle pédagogique innovant. Entreprendre Innover, 52(1), 16-27.
Bibeau, J., & Meilleur, R. (2022b). Pédagogie de l’accompagnement entrepreneurial (1): mise en mouvement des parties prenantes à la relation. Entreprendre Innover, 52(1), 55-65.
Bibeau, J., & Meilleur, R. (2022c). Pédagogie de l’accompagnement entrepreneurial (2): vers une performance bienveillante et négociée. Entreprendre Innover, 52(1), 66-76.
Foliard, S., & Le Pontois, S. (2017). Équipes entrepreneuriales étudiantes: comprendre pour agir. Entreprendre & Innover, (2), 44-54.
Geertz, C. (2008). Thick description: Toward an interpretive theory of culture. In The cultural geography reader (pp. 41-51). Routledge.
Latour, B. (2007). Changer de société, refaire de la sociologie. La découverte.
Latour, B. (2005). Reassembling the social: An introduction to actor-network-theory. Oup Oxford.
Watson, T. J. (2013). Entrepreneurship in action: bringing together the individual, organizational and institutional dimensions of entrepreneurial action. Entrepreneurship & Regional Development, 25(5-6), 404-422.
Weick, K. E. (1995). Sensemaking in organizations (Vol. 3). Thousand Oaks, CAL : Sage Publications.
1.2.3. Agir à partir de soi et de plus grand que soi
En dehors de ce qui peut sembler découler d’une logique prédéterminée, la démarche entrepreneuriale s’effectue donc dans un monde ambigu, incertain et complexe. L’entrepreneure et professeure indo-américaine Saras Sarasvathy (2001; 2022) explique qu’à son expression la plus simple, tout part de soi en entrepreneuriat. Notre philosophie de l’accompagnement est basée sur ce principe où toute personne, à partir de son contexte de vie actuel, peut développer une idée de projet, et ce, peu importe dans quel domaine ou avec quel niveau de connaissance. En ce sens, une attention particulière est donnée dans notre accompagnement à mieux comprendre la situation actuelle de la personne, où elle désire se rendre et à imaginer la trajectoire à parcourir pour se rendre à la situation souhaitée (Bibeau et Meilleur, 2022c). Dans son approche de l’effectuation, Saras Sarasvathy nous dit que chaque personne imagine quoi faire à partir d’un rapport au monde influencé par :
- Qui je suis :
mes goûts, mes habitudes, mes habiletés personnelles
- Ce que je sais :
les canaux de communication et de connaissance auxquels j’ai accès
- Qui je connais :
les réseaux de personnes, groupes ou communautés dont je fais partie
Pour cette auteure, c’est de là que part l’action et que se présentent la question de l’interaction avec le terrain et les opportunités de générer des possibilités de réalisation du projet à travers les « effets » portés par l’action autour de soi. Vous serez donc amené à vous poser ce genre de questions tout au long de la démarche proposée.
De cela, la démarche de projet n’est pas linéaire. L’enseignant-chercheur français en entrepreneuriat Christophe Schmitt (2015) parle aussi d’un agir entrepreneurial, en précisant que c’est bien dans l’action que des connaissances sur comment on fait se développent et permettent par la suite de poser d’autres actions. L’action engage, fait apprendre et fait créer avec d’autres (Schmitt, 2021). Dans la démarche proposée, il s’agit aussi d’agir, de tester des choses, de mettre en œuvre, de parler à quelqu’un, de se lancer une action à la fois et d’apprendre, toujours, des effets que ces interactions avec l’environnement génèrent.
Des contradictions sur le plan social, politique et économique ne tarderont pas à se manifester, dans l’action ou dans l’observation. Elles révèlent les structures de pouvoir sous-jacentes à nos sociétés qui conditionnent certaines possibilités d’action, que ce soit pour soi ou pour d’autres. Pour nous, l’action entrepreneuriale doit s’inscrire dans une visée de transformation de son environnement vers une plus grande justice sociale et dans le développement d’une conscience critique par rapport à celui-ci (Freire, 1977). Notre approche s’inspire en ce sens de pratiques en éducation autour de projets collectifs, menés par et pour les personnes d’un groupe, et visant l’émancipation (Dionne et Bélisle, 2022).
La conscience critique se développe dans l’agir entrepreneurial entre l’action et la réflexion sur l’action. Elle permet une meilleure connaissance de soi et du monde autour de soi. Avec le temps, elle invite à ajuster ce qui est proposé par le projet, aux valeurs qui sont portées et à la réalité de l’environnement, dans un esprit de contribution possible au mieux-être de soi, des autres et des collectivités. Dans votre contexte de projet, vous serez donc amené à vous questionner sur vous et sur plus grand que vous.
La démarche entrepreneuriale est donc un processus d’apprentissage en continu, qui suit le mouvement de ce que présente le terrain et comment le projet avance. Ce processus se fait toujours avec d’autres, dans une dialectique entre la réflexion et l’action (Kolb et Kolb, 2009) et pour composer avec les doutes devant les incertitudes de la démarche (Foliard, 2021). C’est le mouvement de projet qui veut cela, et c’est aussi le mouvement de la vie !
book Références
Bibeau, J., & Meilleur, R. (2022c). Pédagogie de l’accompagnement entrepreneurial (2): vers une performance bienveillante et négociée. Entreprendre Innover, 52(1), 66-76.
Dionne, P. et Bélisle, R. (avec Simard, A.) (2022). Le projet collectif d’orientation : fondements et exemples de mise en oeuvre. CTREQ et Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec.
Foliard, S. (2021). Apprendre dans les écosystèmes éducatifs entrepreneuriaux: le peer pour le meilleur. Revue internationale PME, 34(3-4), 118-141.
Freire, P. (1977). Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution (2e éd.
française). Éditions Maspero. (Ouvrage original en brésilien, première traduction en français en 1974)
Kolb, A. Y., & Kolb, D. A. (2009). Experiential learning theory: A dynamic, holistic approach to management learning, education and development. The SAGE handbook of management learning, education and development, 42-68.
Sarasvathy, S. D. (2001). Causation and effectuation: Toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency. Academy of management Review, 26(2), 243-263.
Sarasvathy, S., & Botha, H. (2022). Bringing People to the Table in New Ventures: An Effectual Approach. Negotiation Journal, 38(1), 11-34.
Schmitt, C. (2015). L’agir entrepreneurial: repenser l’action des entrepreneurs. PUQ.
Schmitt, C. (2021). The implicit in Sarasvathy’s work: Highlighting a communication theory in entrepreneurship. Projectics/Proyéctica/Projectique, 28(1), 95-111.
1.2.4. Une pensée modèle d’affaires
Une démarche entrepreneuriale met ainsi en mouvement des personnes visant à mener une idée vers un modèle d’affaires viable et créateur de valeur (Fayolle, 2007). À cet effet, la démarche proposée est inspirée de la mise en œuvre de l’approche lean start-up (Blank, 2013). Depuis plus d’une décennie, cette approche a changé les manières de comment mener une idée de projet vers sa réalisation. Si l’approche plan d’affaires était la voie unique pour structurer son idée de projet, une réflexion à partir d’une pensée modèle d’affaires est maintenant monnaie courante dans le milieu. Celle-ci permet de valider rapidement ses idées à partir du terrain et d’en faire des itérations pour trouver la meilleure forme que doit prendre le projet étant donné son contexte. L’approche est donc tournée sur l’action simultanée à la réflexion.
Parmi les outils proposés pour supporter cette démarche exploratoire et structurer la réflexion, le Business Model Canevas (BMC) (Osterwalder et Pigneur, 2010), a été adopté par une large communauté mondiale de l’accompagnement entrepreneurial. Dans la démarche proposée, nous avons adapté cet outil pour mieux rendre compte des différents fondements de notre philosophie. Le Canevas de Modélisation de Projet (CMP) de l’AED garde ainsi la rigueur méthodologique du BMC et ajoute à l’autonomie de la démarche, tout en ouvrant le jeu au plus grand nombre. Notamment, notre outil peut être utilisé pour des projets au sens large, qui peuvent ou non être du domaine du « business ».
keyboard_arrow_rightPour en savoir plus sur le CMP : www.impactaed.org/cmp
En fin de compte, vous aurez compris qu’une démarche entrepreneuriale se vit ! Cela prend de la méthode, et de l’ouverture à ce que vous allez être amené à apprendre au fur et à mesure de la réalisation du projet. C’est ce qui va faire que votre projet prendra la meilleure forme qui soit, par rapport aux possibilités et aux contraintes du contexte dans lequel vous le mettez en place.
book Références
Blank, S. (2013). Why the lean start-up changes everything. Harvard business review, 91 (5), 63-72.
Fayolle, A. (2007). Entrepreneurship and new value creation: the dynamic of the entrepreneurial process. Cambridge university press.
Osterwalder, A., & Pigneur, Y. (2010). Business model generation: a handbook for visionaries, game changers, and challengers. John Wiley & Sons.