Mise en contexte

Jérémie Voix

Le bruit industriel : un fléau mondial

Malgré plusieurs décennies de lutte contre le bruit, aussi bien par des mesures de contrôle du bruit à la source que par des améliorations en termes de protection individuelle contre le bruit, force est de constater que les cas de surdité professionnelle n’ont cessé d’augmenter au Québec (voir figure 1). La surdité induite par le bruit reste donc la première maladie professionnelle au Québec et au Canada comme dans la plupart des pays industrialisés. Entre 2012 et 2015, on estime que 3,6 millions de canadiens travaillaient dans des milieux de travail bruyants, soit près de 14% de la population canadienne (Ramage et al., 2018). Au Québec, ce sont  de 287 000 à 359 000 travailleurs qui seraient exposés à des niveaux de bruit suffisamment élevés pour entraîner une perte auditive (Michel et al., 2014). Selon l’IRSST,  89% des maladies professionnelles sont des troubles de l’oreille, situant ces lésions au premier rang des lésions professionnelles acceptées. Toujours selon ce même rapport de l’IRSST, les coûts annuels totaux pour la période 2015-2016 pour les « troubles de l’oreille » s’élèvent à 1 448 407 980 $ pour les 7 515 cas annuels, avec un coût moyen de 192 750 $,  (Busque et al., 2022).

Figure 1: Nombre de surdités professionnelles (progressives) par année et taux d’incidence annuel pour l’ensemble du Québec, de 1997 à 2021. En plus d’augmenter, en valeur absolue, le taux d’incidence augmente considérablement en passant d’une proportion de 26 à 170 pour 100 000 personnes sur cette même période (Source : INSPQ, 2023).

 

En plus de causer des handicaps majeurs, comme la surdité, une exposition au bruit trop élevée peut causer un stress accru, des maladies cardio-vasculaires, de la fatigue, une augmentation des accidents de travail. S’ajoutent à ces surdités le vieillissement naturel de l’oreille (presbyacousie), et leurs effets superposés sont plus cruels que jamais sur la population humaine : à l’isolation sociale et la détresse vécues par ces personnes malentendantes s’ajoutent maintenant les preuves irréfutables de l’accélération de démences et maladies neuro-dégénératives induites par ces surdités (Lin et al., 2014 et Livingston et al., 2020). La surdité à l’échelle mondiale est un véritable fléau, qui selon la tendance actuelle devrait concerner 2,5 milliard d’humains sur terre d’ici 2050, selon l’OMS, avec des coûts humains et sociétaux tout simplement vertigineux (WHO, 2022).

La protection individuelle, seule solution économique à court terme

Face à ce fléau, il y a, bien sûr, la législation qui fixe les limites d’exposition à ne pas dépasser et qui préconise la réduction du bruit à la source comme mesure prioritaire. Dans de nombreux cas, cette diminution du bruit à la source est techniquement possible et il arrive même qu’elle soit moins coûteuse à terme que l’utilisation généralisée des protecteurs auditifs, par exemple lors de la conception initiale des machines (CNESST, 2023). Cependant, ce constat doit être nuancé par la grande diversité des sources de bruit et la complexité des mécanismes physiques de génération de bruit, souvent « contre-intuitifs » pour les concepteurs d’équipements industriels. Il n’existe, en effet, dans la pratique, aucune solution « toute faite » qui garantisse à tout coup une conception à faible niveau de bruit pour les machines et équipements industriels. Pour présenter ce problème plus en détails, les différentes situations de réduction du bruit ont été regroupées dans ce qui suit en quatre catégories distinctes : celle où les techniques classiques de réduction du bruit sont applicables, celle où la re-conception acoustique est nécessaire, celle où un changement fondamental de procédé est indispensable et enfin, celle où seule la protection individuelle est envisageable.

  1. Les techniques classiques de réduction du bruit consistent en des encoffrements, des découplages mécaniques, la minimisation des surfaces rayonnantes, etc. Ces techniques sont très bien documentées dans des guides (CNESST, 2023) et rapports techniques (Organisation internationale de normalisation, 1995). Souvent efficaces, elles permettent des réductions initiales du bruit rapides et assez conséquentes. Elles entraînent généralement un surcoût et amènent parfois des contraintes d’utilisation supplémentaires, mais ces inconvénients peuvent être contrebalancés par la valeur ajoutée que possède un tel équipement « discret » (Tourret et Bockhoff, 1995).
  2. La re-conception acoustique intervient lorsque les techniques « classiques » sont insuffisantes. Elle consiste en une ré-ingénierie soignée de l’équipement via une étude des mécanismes fins de génération du bruit. Elle requiert donc de l’ingénieur de solides compétences en conception acoustique de machines, compétences qui demeurent l’apanage de peu de spécialistes en raison du peu de formation dans ce domaine Cela étant dit, les auteurs de ce texte ont été impliqués dans des projets de réduction du bruit de systèmes surpresseurs fixes (Voix, 1997; Beslin, 2002), du bruit de rivetage (Dessureault et al., 1995) ou du bruit d’ébarbage de pièces métalliques (Laville et al., 1998).  Ces étapes de réingénierie sont généralement onéreuses, mais peuvent parfois conduire à des solutions étonnamment peu coûteuses, malheureusement souvent dédiées à un type particulier d’équipement. Par ailleurs, la commercialisation de telles solutions originales et efficaces restent à ce jour un problème, car ces équipements « discrets » n’ont de valeur que si les manufacturiers et les utilisateurs sont sensibilisés au problème du bruit et de ses conséquences sociétales : par exemple, les projets de scies silencieuses (Nicolas, 1995) ou de systèmes surpresseurs mobiles à faible bruit (Papineau, 2002) restent non commercialisés à ce jour.
  3.  Le changement fondamental de procédé est parfois nécessaire lorsque les procédés utilisés sont bruyants dans leur principe même. Ainsi, lorsque les forces mises en jeu au sein d’un équipement sont discontinues dans le temps, l’équipement est susceptible de générer du bruit et il sera en pratique très difficile de limiter les sons sans en restreindre les performances ni en changer fondamentalement le procédé.  Par exemple, toutes les opérations faisant appel à l’énergie cinétique pourraient être remplacées par une force continue d’amplitude équivalente : l’emboutissage de pièces métalliques (force transitoire appliquée mettant en jeu l’inertie du poinçon) serait remplacé par une opération de formage à basse vitesse, de même le forage minier pourrait ne plus avoir recours à la percussion de la roche, mais plutôt à l’action de vérins hydrauliques de très hautes puissances, etc. Malheureusement, ces changements fondamentaux du procédé à l’origine du bruit requièrent des technologies qui ne sont généralement pas disponibles ou dont le coût est absolument prohibitif, ce qui fait qu’en pratique cette approche est peu utilisée.
  4. Seule la protection   individuelle   est   envisageable   dans   certaines   situations   où   l’exposition « professionnelle » au bruit est dangereuse mais où la réduction à la source n’est pas absolument pas souhaitable. Ces situations ne sont pas toujours issues du monde industriel, mais plutôt associées à une profession particulière, telle celle, par exemple, de musicien d’orchestre. Dans ce dernier cas, aucune alternative à la protection individuelle n’est envisageable (sauf à utiliser des instruments en versions électroniques pour les pratiques et les répétitions !).

En conclusion, lorsque la réduction du bruit à la source est techniquement possible (par des techniques classiques, par re-conception ou par changement fondamental de procédé), sa mise en œuvre reste souvent difficile pour des raisons économiques, ce qui fait que ses bénéfices à grande échelle ne sont pas attendus dans un futur proche. Parallèlement, les protecteurs auditifs individuels sont largement sous-utilisés dans l’industrie, réduisant ainsi leur efficacité à prévenir la perte auditive due au bruit. En effet lorsque l’on combine le fait que les protecteurs sont souvent mal portés -ne fournissant pas une atténuation comparable à celle mesurée en laboratoire- et le fait que les protecteurs ne sont pas portés en continu lors de l’exposition au bruit (ces deux notions sont détaillées dans le chapitre « Caractéristiques d’atténuation des PIBs ») il ressort que l’atténuation effective globale des protecteurs auditifs peut-être en pratique très faible, comme par exemple de seulement 3 dB dans une importante étude sur de grandes cohortes de travailleurs de la construction (Neitzel et Seixas, 2005).  Ce manque d’efficacité effective pratique étant connu, il n’est pas étonnant que la législation sur la santé et la sécurité au travail, tant au Québec que dans de nombreux autres pays et/ou juridictions, mette l’accent sur le contrôle du bruit à la source, ne considérant la protection individuelle que comme une mesure de dernier recours. Cependant, bien que cette dernière approche vise à protéger collectivement les travailleurs et doive être privilégiée, elle a aussi eu pour effet de dévaloriser l’utilisation des protecteurs auditifs, limitant au fil du temps leur bonne intégration dans les programmes de formation et retardant la dissémination de meilleures pratiques en matière de prévention des pertes auditives en milieu industriel.

Pourtant, l’émergence de protecteurs auditifs numériques et de produits grand public combinant protection auditive, aides auditives et communication (téléphonique ou autre) dans un même dispositif offre de réelles et nouvelles opportunités. Ainsi, les protecteurs auditifs deviennent, selon nous, plus que jamais une solution viable pour lutter contre la surdité, qu’elle soit professionnelle ou liée à des activités récréatives bruyantes, et ce tant à l’échelle du Québec qu’à l’échelle mondiale.

Références

Beslin, O. (2002). « Identification, Modélisation et Réduction Du Bruit Des Systèmes Surpresseurs Fixes et Mobiles », Étude et recherches R-290, IRSST. Lien externe

Busque, M.-A., Lebeau, M., Tremblay, M.-A., Boucher, A. et Duguay, P. (2022) . « Portrait statistique des lésions professionnelles indemnisées au Québec en 2015-2016 », Portraits statistiques (S-1150-fr), Institut Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail, Montréal, Québec, Canada, 225p.

CNESST  (2023). « Prise en charge des risques liés à l’exposition au bruit en milieu de travail – Guide sur les moyens pour réduire l’exposition des travailleuses et des travailleurs », Rapport DC200-7045, 74p.

Dessureault, P.C. Marc Thomas, F.L., Beauchamp, Y., Goudreault, Y., Masounave, J. (1995). « Validation de technologies de réduction du bruit de rivetage », Montréal, Canada, IRSST.

Laville, F., Thomas, M., Beauchamp, Y. (1998). « Réduction du bruit occasionné par les opérations d’ébarbage de pièces d’aluminium coulées », Montréal, Canada, IRSST, 33p.

INSPQ (2023). « Répartition des surdités professionnelles acceptées par la CNESST par année et taux d’incidence annuel: Ensemble du Québec, 1997 à 2021 », Infocentre de Santé Publique, Québec, Canada, Lien externe

Lin, F. R., Ferrucci, L., An, Y., Goh, J. O., Doshi, J., Metter, E. J., Davatzikos, C., Kraut, M.A., et Resnick, S. M. (2014). “Association of hearing impairment with brain volume changes in older adults”, Neuroimage, 90, 84-92.

Livingston, G., Huntley, J., Sommerlad, A., Ames, D., Ballard, C., Banerjee, S., Brayne, C., Burns, A., Cohen-Mansfield, J., Cooper, C., Costafreda, S., Dias, A., Fox, N., Gitlin, L.N., Howard, R., Kales, H.C., Kivimäki, M., Larson, E.B., Ogunniyi, A., Orgeta, V., Ritchie, K., Rockwood, K., Sampson, E.L., Samus, Q., Schneider, L.S., Selbæk, G., Teri, L., et Mukadam, N. (2020). “Dementia prevention, intervention, and care: 2020 report of the Lancet Commission”, The Lancet, 396(10248), 413-446.

Michel, C., Funès, A., Martin, R.,  Fortier, P., Girard, S.-A., Deshaies, P., St-Cyr, J.P., Tremblay, I.  et Gagné, M. (2014). « Portrait de la surdité professionnelle acceptée par la Commission de la santé et de la sécurité du travail au Québec, 1997-2010: troubles de l’audition sous surveillance », Montréal: Direction des risques biologiques et de la santé au travail, Institut national de santé publique Québec.

Neitzel R, Seixas N.(2005) . “The effectiveness of hearing protection among construction workers”, Journal of Occupational and Environmental Hygiene, Volume 2, 2005 – Issue 4, p. 227-238, doi: 10.1080/15459620590932154.

Nicolas, J. (1995). « Validation sur le terrain du prototype de scie-lencieuse », Montréal, Canada, IRSST.

Organisation internationale de normalisation (1995). « Acoustique pratique recommandée pour la conception de machines et d’équipements à bruit réduit : partie 1 : planification », Genève, Organisation internationale de normalisation.

Papineau, J.-M. (2002). « Bruit : modérez vos transports ! Un logiciel favorise la conception de silencieux plus efficaces pour les systèmes surpresseurs », Prévention au travail, 15, 1, 2425.

Ramage-Morin, P. L. et Gosselin, M. (2018). « Canadiens vulnérables au bruit en milieu de travail », Rapports sur la santé, 29(8). Lien externe

Tourret, J., Bockhoff, M. (1995). « Construire plus silencieux. Nouveaux outils pour l’analyse et la conception des machines et équipements », Acoustique et techniques, CIDB/SFA N° 2, Dossier Bruit et machines, Paris, juillet.

Voix, J. (1997). « Identification et réduction du bruit de surpresseurs industriels », Thèses de l’Université de Sherbrooke – Génie mécanique, [S.l., s.n.] : xi, 176.

World Health Organization (2022). “Deafness and hearing loss”. Lien externe

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