Introduction

Jérémie Voix

Le bruit industriel : un fléau mondial

Un grand nombre d’individus est exposé à des niveaux de bruits dangereux pour le système auditif. Si l’on s’en tient à la limite légale d’exposition au bruit de 90 dB(A) 8 heures par jour, le nombre de personnes à risque sur le plan auditif au Québec est estimé à 400 000 (Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec 1998), soit environ un travailleur sur cinq, et ce nombre atteint 500000 (Commission de la santé et de la sécurité au travail 1998) si l’on prend la limite de 85 dB(A) recommandée internationalement. Ce dernier nombre devient 30 millions à l’échelle de l’Amérique du nord (NIOSH, 1998) et 120 millions à l’échelle planétaire (Organisation mondiale de la santé (OMS), 2001). En conséquence, la surdité est la maladie professionnelle la plus courante aux USA et au Canada : « La perte de l’ouïe est l’invalidité cachée numéro 1 en Amérique du Nord » traduction libre (World Health Organization, 1991).

La surdité est un problème coûteux. Au Québec, selon la CSST, le montant d’une indemnité individuelle pour surdité professionnelle peut varier de 500 à 26 000 $ (Commission de la santé et de la sécurité au travail, 1998). Au total, de 1993 à 2002, il en aura coûté près de 95 millions $ pour l’indemnisation de toutes les surdités professionnelles au Québec (CSST DSGI – Service de la statistique, 2003), tandis qu’il en coûte 39 millions $US annuellement aux USA (Nykaza et Frank, 2003). Aux États-Unis, l’institut indique qu’en 1992, les coûts (directs, indirects et administratifs inclus) pour les maladies professionnelles s’élevaient à 26 milliards $US (1992). Selon Earmarl Otology Network, un réseau médical américain, chaque procès pour réclamation coûte environ 75 000 $US. Les conséquences économiques ont tendance à s’aggraver si on prend comme indicateur le nombre de personnes effectuant des réclamations et recevant de l’argent pour la perte d’audition en milieu de travail : ce nombre a triplé entre 1991 et 1999 selon l’institut NIOSH (NIOSH, 1998) et a presque doublé entre 1995 et 1999 dans l’état de Washington (Tri City Herald Sept. 16 1999).

La protection individuelle, seule solution économique à court terme

Face à ce fléau, il y a, bien sûr, la législation qui fixe les limites d’exposition à ne pas dépasser et qui préconise la réduction du bruit à la source comme mesure prioritaire. Dans de nombreux cas, cette diminution du bruit à la source est techniquement possible et il arrive même qu’elle soit moins coûteuse à terme que l’utilisation généralisée des protecteurs auditifs, par exemple lors de la conception initiale des machines (Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, 1998). Cependant, ce constat doit être nuancé par la grande diversité des sources de bruit et la complexité des mécanismes physiques de génération de bruit, souvent « contre-intuitifs » pour les concepteurs d’équipements industriels. Il n’existe, en effet, dans la pratique, aucune solution « toute faite » qui garantisse à tout coup une conception à faible niveau de bruit pour les machines et équipements industriels. Pour présenter ce problème plus en détails, les différentes situations de réduction du bruit ont été regroupées dans ce qui suit en quatre catégories distinctes : celle où les techniques classiques de réduction du bruit sont applicables, celle où la re-conception acoustique est nécessaire, celle où un changement fondamental de procédé est indispensable et enfin, celle où seule la protection individuelle est envisageable.

  1. Les techniques classiques de réduction du bruit consistent en des encoffrements, des découplages mécaniques, la minimisation des surfaces rayonnantes, etc. Ces techniques sont très bien documentées dans des guides (Commission de la santé et de la sécurité au travail, 1998) et rapports techniques (Organisation internationale de normalisation, 1995). Souvent efficaces, elles permettent des réductions initiales du bruit rapides et assez conséquentes. Elles entraînent généralement un surcoût et amènent parfois des contraintes d’utilisation supplémentaires, mais ces inconvénients peuvent être contrebalancés par la valeur ajoutée que possède un tel équipement « discret » (Tourret et Bockhoff, 1995).
  2. La re-conception acoustique intervient lorsque les techniques « classiques » sont insuffisantes. Elle consiste en une ré-ingénierie soignée de l’équipement via une étude des mécanismes fins de génération du bruit. Elle requiert donc de l’ingénieur de solides compétences en conception acoustique de machines, compétences qui demeurent l’apanage de peu de spécialistes en raison du peu de formation dans ce domaine Cela étant dit, les auteurs de ce texte ont été impliqués dans des projets de réduction du bruit de systèmes surpresseurs fixes (Voix, 1997; Beslin, 2002), du bruit de rivetage (Dessureault, 1995) ou du bruit d’ébarbage de pièces métalliques (Laville et al., 1998).  Ces étapes de réingénierie sont généralement onéreuses, mais peuvent parfois conduire à des solutions étonnamment peu coûteuses, malheureusement souvent dédiées à un type particulier d’équipement. Par ailleurs, la commercialisation de telles solutions originales et efficaces restent à ce jour un problème, car ces équipements « discrets » n’ont de valeur que si les manufacturiers et les utilisateurs sont sensibilisés au problème du bruit et de ses conséquences sociétales : par exemple, les projets de scies silencieuses (Nicolas, 1995).
  3. , ]ou de systèmes surpresseurs mobiles à faible bruit (Papineau, 2002) restent non commercialisés à ce jour.
  4.  Le changement fondamental de procédé est parfois nécessaire lorsque les procédés utilisés sont bruyants dans leur principe même. Ainsi, lorsque les forces mises en jeu au sein d’un équipement sont discontinues dans le temps, l’équipement est susceptible de générer du bruit et il sera en pratique très difficile de limiter les sons sans en restreindre les performances ni en changer fondamentalement le procédé.  Par exemple, toutes les opérations faisant appel à l’énergie cinétique pourraient être remplacées par une force continue d’amplitude équivalente : l’emboutissage de pièces métalliques (force transitoire appliquée mettant en jeu l’inertie du poinçon) serait remplacé par une opération de formage à basse vitesse, de même le forage minier pourrait ne plus avoir recours à la percussion de la roche, mais plutôt à l’action de vérins hydrauliques de très hautes puissances, etc. Malheureusement, ces changements fondamentaux du procédé à l’origine du bruit requièrent des technologies qui ne sont généralement pas disponibles ou dont le coût est absolument prohibitif, ce qui fait qu’en pratique cette approche est peu utilisée.
  5. Seule la protection   individuelle   est   envisageable   dans   certaines   situations   où   l’exposition « professionnelle » au bruit est dangereuse mais où la réduction à la source n’est pas absolument pas souhaitable. Ces situations ne sont pas toujours issues du monde industriel, mais plutôt associées à une profession particulière, telle celle, par exemple, de musicien d’orchestre. Dans ce dernier cas, aucune alternative à la protection individuelle n’est envisageable (sauf à utiliser des instruments en versions électroniques pour les pratiques et les répétitions !).

En conclusion, lorsque la réduction du bruit à la source est techniquement possible (par des techniques classiques, par re-conception ou par changement fondamental de procédé), sa mise en œuvre reste souvent difficile pour des raisons économiques, ce qui fait que ses bénéfices à grande échelle ne sont pas attendus dans un futur proche. La protection individuelle des personnes, solution la plus répandue, reste donc la seule solution économique à court terme.

 

Références

Commission de la santé et de la sécurité au travail (1998). Pour mieux s’entendre – Répertoire des ressources dc3003031. Montréal.

CSST DSGI- Service de la statistique (2003). Répartition des lésions professionnelles survenues de 1993 à 2002 selon l’année de l’événement pour la nature de la lésion 12610 surdité. Rapport G.R. (D03344A) produit le 2003-06-05.

Dessureault, P.C. Marc Thomas, F.L., Beauchamp, Y., Goudreault, Y., Masounave, J. (1995). Validation de technologies de réduction du bruit de rivetage. Montréal, Canada, IRSST.

Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (1998). Alerte aux décibels – Cahier de formation. Montréal : 4, ill. + 1 annexe.

Laville, F., Thomas, M., Beauchamp, Y. (1998). Réduction du bruit occasionné par les opérations d’ébarbage de pièces d’aluminium coulées. Montréal, Canada, IRSST, 33p.

NIOSH (1998). Criteria for a Recommended Standard Occupational Noise Exposure. National Institute for Occupationnal Safety and Health.

Nicolas, J. (1995). Validation sur le terrain du prototype de scie-lencieuse. Montréal, Canada, IRSST.

Nykaza, E. Frank, T. (2003). Smart Hearing Protector. 146th ASA Meeting, Austin, TX.

Organisation internationale de normalisation (1995). Acoustique pratique recommandée pour la conception de machines et d’équipements à bruit réduit : partie 1 : planification. Genève, Organisation internationale de normalisation.

Organisation mondiale de la santé (OMS) (2001). Le bruit au travail et le bruit ambiant, Aide-mémoire N° 258 (réf. Lignes directrices, p. X). Organisation mondiale de la santé (OMS).

Papineau, J.-M. (2002). Bruit : modérez vos transports ! Un logiciel favorise la conception de silencieux plus efficaces pour les systèmes surpresseurs. Prévention au travail, 15, 1, 2425.

Tourret, J., Bockhoff, M. (1995). Construire plus silencieux. Nouveaux outils pour l’analyse et la conception des machines et équipements. Acoustique et techniques. CIDB/SFA N° 2, Dossier Bruit et machines, Paris, juillet.

Tri City Herald (Sept. 16 1999).

Voix, J. (1997). Identification et réduction du bruit de surpresseurs industriels. Thèses de l’Université de Sherbrooke – Génie – Génie mécanique. [S.l., s.n.] : xi, 176.

World Health Organization (1991). World Health Organization Symposium, Geneva.


About theAuteur

Physicien de formation et acousticien par passion, le professeur Jérémie Voix cumule plus de 25 années d’expérience en lutte contre le bruit en milieu de travail. Il siège à l’Association canadienne de normalisation (CSA) et participe activement à l’écriture des dernières normes sur la protection auditive (Z94 et Z1007) et sur la mesure de l’exposition au bruit (Z107). Membre actif de l’American National Standard Institute (ANSI), il était responsable de la toute récente norme ANSI S12.71 sur les tests d’ajustements (“fit-test”) des protecteurs auditifs. Depuis 2018, il prend part également à l’initiative “Make Listening Safe” sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Titulaire de la chaire de recherche industrielle ÉTS-EERS en technologies intra-auriculaires (CRITIAS), il développe avec son équipe les futures générations de dispauditifs (“hearables”).