6 Chapitre 6.1 – Choisir un album jeunesse pour aborder les rapports écologiques au monde avec les élèves

Christophe Point

Par Christophe Point

Chapitre 6.1 (Version PDF)

Présentation de l’auteur

On peut faire une analogie entre la niche écologique que fournit l’environnement pour la croissance des espèces naturelles et le support qu’apportent des textes et la communauté de recherche au développement de la pensée. En d’autres termes, la pensée a besoin d’un habitat qui facilite son développement. (Lipman, 2003, p.109)

Pour me présenter, le plus honnête est de commencer par dire que je suis le fils de mes parents. Fils dun paysan maraicher et dune mère orthophoniste. Il ma appris à brosser les chevaux et à fendre du bois à la hache, elle ma appris mes conjugaisons en me donnant des dictées que je faisais sur un coin de la table de la cuisine. Il ma enseigné la plénitude du travail en plein air, la joie silencieuse de profiter dun courant dair frais en été et lart de tout manger avec son seul couteau. Elle ma fait découvrir le plaisir des mots et de leurs définitions, le tact des silences entre les strophes dun poème, ou encore la rigueur des allers-retours des corrections dun texte. Résolument écologistes et gauchistes, ils mont emmené très tôt en manif, ils ont compris mes premières indignations politiques et devancent encore aujourdhui certaines de mes colères face aux injustices de notre époque. De leurs cultures, jai construit la mienne. Et je minspire de leurs vies pour tracer la mienne. Par léducation quils mont offerte, je suis devenu professeur de philosophie et philosophe. Jenseigne maintenant à lUniversité de Sherbrooke, loin de leur terre et de leur foyer. Souvent, le mal du pays me prend, me rend sensible au fait quhabiter et se sentir vivant quelque part nest jamais simple. Je suis un vivant bien loin de son milieu de naissance. Cest peut-être aussi pour cela que les questions écologiques sont aussi importantes pour moi. 

Introduction

Au Québec, l’éducation à l’éthique a sa place au sein de l’enseignement scolaire au primaire par le biais du nouveau programme Culture et citoyenneté québécoise (gouvernement du Québec, 2023). Ce dernier rassemble cinq thèmes généraux : « Conscience de soi et construction identitaire », « Relations entre humains », « Quête de sens », « Relations entre humains et environnement » et « Médias et vie numérique » (p. 28). Pour ce chapitre, je m’intéresse plus particulièrement au thème « Relations entre humains et environnement ». Dans le cours d’éthique dont je suis le professeur responsable à l’université, j’enseigne aux futures personnes enseignantes comment appréhender ce nouveau programme. Je leur explique notamment que, selon chaque cycle et niveau de l’école primaire, le thème général « Relations entre humains et environnement » se décline en sous-thèmes qui sont désignés par l’appellation « Réalités culturelles ». Celles-ci concernent les « Rôles des autres êtres vivants dans la vie des humains », les « Manières d’habiter le territoire » et les « Choix collectifs d’avenir » (p. 32). Tous ces sous-thèmes sont pour nous des façons différentes de parler du vivant et des vivants à nos élèves.

Maude Pelletier – « L’érosion de nos peines », linogravure, 27.8×35.4 cm, 2024

On pourrait imaginer mille façons de parler de ces réalités culturelles en classe, et tout autant de situations d’apprentissage à réaliser avec les élèves. Depuis la construction de nichoirs à oiseaux jusqu’à la visite ou l’intervention d’un porteur ou d’une porteuse de savoirs traditionnels dans la classe, la palette de choix est large. Cependant, ce ne sont pas toutes les personnes enseignantes qui se sentent d’emblée suffisamment confiantes et confortables avec ces sujets pour les aborder de manière adéquate et porteuse avec leurs élèves. L’impression d’être trop peu informées, la crainte de susciter de l’écoanxiété chez les élèves (Point, 2022) ou simplement l’impression de ne pas savoir par où commencer sont des obstacles fréquemment énoncés par les personnes étudiantes en enseignement que je côtoie au quotidien.  

Malgré cela, je constate que plusieurs réussissent à relever le défi grâce à une stratégie pédagogique qui est de plus en plus reconnue par la recherche, soit celle qui consiste à prendre appui sur la littérature jeunesse, dont des albums jeunesse, pour favoriser l’émergence et l’animation des dialogues philosophiques (Chirouter, 2010; Lipman, 2003). Depuis plus de 40 ans, les dialogues philosophiques sont des méthodes pédagogiques reconnues dans de nombreux pays francophones (dont la Belgique et le Québec, par exemple) pour la formation éthique des élèves (Leleux, 2009). Or, l’objectif pédagogique de ces pratiques du dialogue philosophique est d’amener les élèves à réfléchir ensemble à des problèmes identifiés collectivement par leurs soins (Lipman, 2003; Mailhot-Paquette et Gagnon, 2022). Et c’est à ce titre que les éléments du nouveau programme Culture et citoyenneté québécoise sont traités dans ce chapitre. Oui, mais voilà, quel album jeunesse choisir? 

Ce chapitre a pour objectif d’apporter des éléments de précision à cet effet. Afin de guider les personnes étudiantes ou des personnes enseignantes en exercice, j’ai dressé une liste de critères qui orienteront leur sélection parmi l’abondance de titres disponibles. Bien sûr, il ne s’agit pas d’établir une liste des albums jeunesse « autorisés » et de mettre les autres à l’index, ni de nuire à la liberté pédagogique de chacun. Il s’agit plutôt d’offrir un outil d’aide à la décision concernant le choix d’albums jeunesse pouvant le mieux répondre aux exigences éducatives des dialogues philosophiques.  

La suite du chapitre se divise en trois parties. La première partie précise les visées et les principes relatifs à la pratique du dialogue philosophique à l’école. La deuxième partie spécifie les critères « classiques » qui guident toute activité pédagogique organisée autour du dialogue philosophique. La troisième partie présente cinq critères additionnels. Ceux-ci sont pensés de manière à intégrer une perspective culturelle et écologique à la stratégie du dialogue philosophique, par le biais d’albums jeunesse. Une esquisse de situation d’apprentissage permet d’illustrer leur potentiel pédagogique de manière plus concrète. 

La lecture en classe. Pourquoi des critères?  

Pourquoi sélectionner des albums jeunesse pour animer des dialogues philosophiques et faire réfléchir ensemble les élèves sur des idées et des valeurs, dans le cadre du nouveau programme Culture et citoyenneté québécoise?

Raconter des histoires aux enfants constitue assurément une pratique pédagogique plus ancienne que l’école. Peut-être que nous continuerons de nous raconter des histoires même après que l’école aura disparu des mémoires et de l’histoire humaines. Commune à toutes les sociétés dont la mémoire se perpétue grâce à la tradition orale (Mircea, 1963, 170-173, 247-248), cette dernière peut être envisagée comme la mère de toutes les éducations. Ces dernières années, nous assistons à un regain d’intérêt pour les contes et les récits. En témoignent l’émergence puis la vivacité du secteur littéraire associé aux albums jeunesse au début de ce siècle. 

Il y a quelques décennies, au Québec, les classes d’écoles primaires étaient essentiellement pourvues de manuels didactiques et d’ouvrages de référence pour le bon usage de la langue (Lepage, 2000). Nous pouvions aussi retrouver des romans et des bandes dessinées pour appuyer le développement de compétences en compréhension du français écrit (lecture) (Butlen, 2009). Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent, ou du moins il est attendu, que l’on y retrouve un nombre important d’albums jeunesse de différentes factures esthétiques et portant sur des thèmes variés. En observant parfois des personnes enseignantes dans leurs classes, je constate que les compétences visées, les stratégies disciplinaires et transdisciplinaires, ou encore les pratiques pédagogiques mobilisant des albums jeunesse sont multiples et qu’elles peuvent être plus ou moins élaborées selon le contexte, les besoins et leur degré d’aisance. Certaines personnes enseignantes se limitent à faire la lecture d’une histoire en début de semaine sans chercher à y greffer d’autres activités. D’autres choisissent de s’engager dans la réalisation d’un projet interdisciplinaire qui s’étale sur plusieurs périodes en ponctuant chaque étape par la lecture de quelques pages d’un album jeunesse. 

Contes des mille-et-une nuits de Shéhérazade ou projets interdisciplinaires autour de l’Odyssée d’Ulysse, j’aime et je chéris cette diversité de pratiques et de choix didactiques. L’intention pédagogique que je souhaite vous présenter maintenant n’est pas supérieure aux autres, c’est une façon parmi d’autres d’utiliser les histoires et les récits en tant que véhicules de valeurs culturelles. Cependant, je l’estime pertinente pour animer des dialogues philosophiques en classe, c’est-à-dire si notre objectif pédagogique est de questionner nos élèves sur leurs idées, croyances et valeurs et de les faire réfléchir ensemble à des problèmes communs (Point, 2017). Et cet objectif est des plus appropriés pour travailler le nouveau programme Culture et citoyenneté québécoise. Cette pratique, c’est celle des dialogues philosophiques.  

Par la pratique des dialogues philosophiques en classe (Gregory et Laverty, 2018; Lipman, 1980), d’une diversité presque aussi grande que celle de la lecture, l’album jeunesse est un « support » à la réflexion et à la discussion collective. Nous pouvons le lire intégralement, du début à la fin ou dans le désordre. Nous pouvons aussi choisir de ne lire que certains extraits qui paraissent plus pertinents pour la poursuite de nos objectifs éducatifs. Ce qu’il importe de retenir, c’est que le choix du texte à lire doit permettre d’amorcer, de soutenir ou de prolonger une réflexion née de la discussion entre élèves.  

Les dialogues philosophiques sont des dispositifs pédagogiques où la personne enseignante cherche à animer une discussion entre les élèves. En partageant leurs réflexions, les élèves en viennent ainsi à formuler des arguments, à imaginer des hypothèses, à poser des questions à leurs pairs ou encore à s’écouter et reconnaitre leurs propres émotions et celles des autres (Lipman, 1980). C’est donc un apprentissage d’une pensée complexe (à la fois critique, créative et attentive) et des habiletés de dialogue riches et variées (Sasseville et Gagnon, 2012). Sans entrer dans les détails, je présente la structure d’un de ces dispositifs à la fin de ce chapitre avec la proposition de SAÉ. Il convient évidemment de l’adapter selon le cycle d’enseignement et selon les thèmes (ou réalités culturelles) traités.  

En cohérence avec le sujet qui occupe cet ouvrage collectif, nous nous concentrerons ici sur les thèmes du programme Culture et citoyenneté québécoise qui sont en lien avec les rapports écologiques au monde. Comme je l’ai évoqué plus tôt, je souhaite proposer des critères qui permettront de guider les personnes enseignantes dans la sélection d’un album jeunesse approprié à l’animation de dialogues philosophiques. Toutefois, trois remarques de prudence me semblent nécessaires avant d’énumérer ces critères. 

Premièrement, l’idée de ce chapitre n’est pas de mettre systématiquement de côté les livres que nous avons et que nous utilisons déjà en classe, ou d’aller en acheter d’autres à tout prix. Il s’agit plutôt de dire qu’il est possible d’y poser un regard critique et d’inviter les élèves à faire de même… d’apprendre à repérer et à médier des albums jeunesse qui intègrent le rapport aux vivants1 en somme.  

Deuxièmement, disposer de critères ne signifie pas qu’il faille s’y limiter pour autant. En effet, les dix critères que je propose ne seront utiles que si on ne vient pas « challenger », ou confronter, l’album jeunesse choisi comme support à la discussion. Il est toujours possible de le faire, mais cela demande plus de pratique et d’expérience. Par exemple, un des critères proposés sera d’éviter les albums présentant une morale trop nette à la fin de l’histoire (critère 4). Mais une personne enseignante expérimentée pourrait très bien s’en servir, et proposer aux élèves de discuter cette morale, de savoir si elle est contestable, si d’autres morales seraient possibles, etc. Cela est donc possible, mais plus difficile et exigeant pour les élèves. Et c’est parce que ce n’est pas si facile que nous proposons ces dix critères de sélection du support à la discussion qu’est l’album jeunesse. 

Un troisième et dernier mot de prudence encore : les critères présentés ici seront toujours « à négocier » en fonction du public et du contexte d’enseignement. Nous n’abordons pas ce point ici par souci d’économie du propos, mais il est évident qu’en tant qu’adultes, nous devons avoir une vision globale de ce que nous enseignons, ainsi que de nos choix didactiques. Par exemple, si un élève de votre classe a vécu une inondation récemment, ou qu’un feu de forêt a détruit sa maison la semaine dernière, vous pourrez évidemment adapter votre choix d’albums. Ainsi, les critères présentés ici sont seulement « internes » à l’album jeunesse (c’est-à-dire propres au contenu même de la ressource pédagogique), et non pas externes (c’est-à-dire relatifs au contexte de production et d’usage de la ressource). Cependant, il serait bien sûr intéressant de se demander qui a écrit l’album jeunesse, quel est son prix, s’il a été conçu avec des personnes proches des enjeux étudiés, etc. Pour avoir une idée de ces critères « externes », nous pourrions prendre en exemple ceux qui ont été proposés comme clés d’analyse pour la littérature jeunesse autochtone par le comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu2 qui œuvre à l’inclusion des perspectives autochtones dans les programmes de formation à l’enseignement de la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke. 

Les critères « classiques » des dialogues philosophiques

Dans le programme Culture et citoyenneté québécoise, si l’on adopte les pratiques des dialogues philosophiques, l’objectif est de faire exercer la pensée critique et les habiletés aux dialogues des élèves. En ce sens, les albums jeunesse à prioriser sont ceux qui servent ces deux finalités, quelle que soit la thématique ou la réalité culturelle choisie. Voici donc cinq premiers critères généraux pour opérer le choix de son album jeunesse.

Critère 1 : Le plaisir et l’intérêt

Mon premier critère pour choisir un album jeunesse est le plus évident, mais ce n’est pas le plus facile à atteindre (Point, 2023). Il s’agit de privilégier une histoire qui suscite ou qui rejoint les intérêts des élèves et de vous-mêmes. Plus vous éprouvez du plaisir à lire l’album jeunesse et plus votre lecture a des chances d’être captivante pour les élèves. En ce sens, connaitre les élèves de votre classe et leurs centres d’intérêt est un outil précieux pour le choix de votre support de discussion. Les questions relatives aux rapports écologiques au monde sont suffisamment vastes et variées pour qu’il soit possible de trouver un album jeunesse qui rejoint les intérêts des élèves.

Astuce : n’hésitez pas à vous faire conseiller par des libraires ou des bibliothécaires. Ces personnes sont là pour vous aider dans vos recherches. Demander leur aide pour mener des recherches très précises contribue à renforcer leur sentiment de compétence et rend leur travail plus gratifiant.

Critère 2 : Mettre en scène une enquête

Choisir une histoire mettant en scène les habiletés recherchées, c’est-à-dire préférer une histoire mettant en scène les bons réflexes de la pensée critique. Quels sont ces bons réflexes? Sur le plan de l’esprit critique : le protagoniste se pose-t-il des questions ouvertes? Sait-il opérer des distinctions et des comparaisons entre des concepts ou des situations? Propose-t-il des définitions temporaires ou des jugements nuancés? Sur le plan socioaffectif : le protagoniste va-t-il chercher de l’aide pour répondre à ses questions? Écoute-t-il le point de vue d’autres personnages? Est-il sensible à leurs émotions ou aux siennes? Enfin, sur le plan créatif : émet-il des hypothèses? Imagine-t-il des solutions nouvelles? Cherche-t-il à produire des idées en dehors des évidences premières? Ainsi, sur ces trois plans, la lecture d’un album jeunesse qui permet de mettre les élèves en contact avec un personnage capable de mener une enquête avec un esprit critique, attentif (caring thinking) et créatif offre une modélisation de l’attitude attendue et met ainsi en place les éléments nécessaires à la réalisation optimale du dialogue philosophique qui peut suivre cette lecture (Beaudry, 2019). Ce qui compte pour moi ici est le fait de modéliser une enquête à l’intérieur de l’histoire. De cette façon, les visées du programme Culture et citoyenneté québécoise seront travaillées par les élèves grâce au dialogue philosophique. De plus, si les personnages de votre album jeunesse nomment les termes du problème en question, cela vous permet, grâce au vocabulaire, d’accompagner vos élèves dans leur recherche.

Astuce : les histoires des albums de philosophie pour enfants ou des romans philosophiques de Matthew Lipman sont construites expressément pour répondre à cet objectif de développement de la pensée.

Critère 3 : Une histoire cohérente et réaliste

Privilégier une histoire réaliste par rapport à une histoire trop décousue. Cela signifie qu’il faille privilégier les histoires ayant un déroulement narratif le plus clair possible et éviter les intrusions (hold-up) de l’imaginaire qui peuvent semer de la confusion dans la compréhension de l’histoire. Il arrive parfois que l’usage de la magie ou d’un personnage soudain (un deus ex machina) vienne résoudre tous les problèmes de l’histoire. Ce retournement prive l’élève de la réflexion à faire soi-même pour affronter le problème rencontré par le personnage. Cela n’interdit pas la fiction, évidemment, mais demande de bien la « doser » pour ne pas perdre la logique ou l’enchainement causal des actions des personnages (Sasseville, 2012). Une bonne manière de vérifier la concordance de l’album avec ce troisième critère consiste à tenter d’expliquer la logique du récit à des collègues. Si vous n’y arrivez pas facilement, c’est qu’il vaut sans doute mieux changer d’album. De plus, il importe de privilégier les albums jeunesse équilibrant le rapport image/texte en fonction du niveau de vos élèves. Au premier cycle, on choisit des albums contenant peu de texte. L’image permet de montrer, de questionner, de nuancer le propos du texte grâce à une lecture dynamique et interactive.

Astuce : choisir également un album ayant une police d’écriture la plus accessible possible (pensez aux élèves dyslexiques ou ayant d’autres besoins particuliers).

Critère 4 : Une recherche, pas une morale

Préférer les albums jeunesse sans effet moralisateur ou sans morale apparente, mais qui présentent plutôt plusieurs perspectives de réflexion valables et pertinentes (Chirouter, 2010). La tendance de certains albums à proposer à la fin de leur histoire une leçon morale est souvent contreproductive, car elle vient clore l’enquête dès la fin de la lecture. En effet, cela revient à résoudre le problème que les élèves ont à peine eu le temps de comprendre. Cet aspect moralisateur clôt le processus de réflexion, leur interdisant ainsi de réfléchir aux causes et aux conséquences de certaines décisions hypothétiques. Le potentiel de l’atelier en lien avec le développement de l’esprit critique et créatif se trouve ainsi en quelque sorte gaspillé. De plus, les enfants qui s’associeraient aux personnages de l’histoire présentés comme ceux qui font de « mauvais » choix pourraient ressentir un jugement négatif à leur endroit. Cette situation peut entrainer des conséquences négatives pour le développement de leur dimension affective.

Astuce : si vous choisissez un album jeunesse qui présente une morale finale, mais que vous appréciez ses autres qualités, vous pourriez en faire tout de même la lecture, en vous arrêtant cependant avant la narration de la morale.

Critère 5 : L’occasion d’un apprentissage

Souvent, les albums jeunesse se concluent par une fin heureuse. Il importe de retenir que ce n’est toutefois pas ce qui nous importe le plus dans le cas de l’animation des dialogues philosophiques. Ce qui est d’abord recherché, c’est la modélisation d’un apprentissage par les personnages de l’histoire. C’est-à-dire qu’entre le début et la fin de l’histoire, les personnages vivent une expérience significative qui a rendu possible un apprentissage grâce à un apport de connaissances (Mailhot-Paquette et Gagnon, 2022). La recherche ou la résolution du problème qui est modélisée dans le récit devient ainsi éducative. Idéalement, le récit permet l’enseignement de contenus clairs et délimités. Par exemple, dans l’album jeunesse Sereno, le cachalot de Gwenaël David (2023), on suit l’histoire de trois adolescents qui cherchent à rencontrer un cachalot et qui vont devoir apprendre tout ce qu’il faut savoir sur les cachalots et leur environnement pour atteindre leur but. Ici, l’apprentissage de ces adolescents sert à modéliser une enquête sur un être vivant et rythme le récit avec clarté.

Astuce : Avec les plus jeunes, il vaut mieux éviter les récits qui modélisent un problème en ayant recours à des métaphores. Je me souviens précisément d’un dialogue philosophique que j’ai amorcé avec un album jeunesse traitant du deuil. L’histoire mettait en scène une maman renard qui « s’endort pour toujours ». Après la lecture de l’album, le dialogue avait été plutôt difficile à mener : les élèves ne voyaient pas du tout le problème du deuil, car à leur sens, la maman renard dormait, tout simplement. Ils ne comprenaient ainsi pas les émotions et les actions du petit renardeau pour affronter son deuil.

Les critères de l’approche culturelle et écologique de l’enseignement

En prenant appui sur les fondements théoriques présentés au premier chapitre de ce livre, les cinq prochains critères permettent de faire le choix d’un album qui intègre une réflexion sur les rapports écologiques au monde. D’autres critères pourraient être pertinents, n’hésitez pas à en inventer en fonction de vos expériences, sensibilités et contextes particuliers.

Critère 6 : Le réel de l’environnement et des vivants

Pour mener à bien un dialogue philosophique sur les relations entre humains et autres qu’humains, il importe d’abord que le récit mette en scène un environnement qui soit réaliste (qui existe d’un point de vue scientifique et dont on peut s’accorder sur l’existence objective). En effet, on peut penser que la mise en scène d’un environnement fantastique (fictif et subjectif) pourrait avoir pour effet de détourner l’attention des élèves des beautés des environnements terrestres. Pourtant, la Terre telle qu’elle est a déjà de quoi nous surprendre, nous interroger et nous impressionner (Abram, 1996). Il existe, dans notre monde partagé, des montagnes rouges, des fleurs qui empestent, des arbres qui vivent des millénaires, des animaux zombies et tant d’autres merveilles qui demeurent inconnues des enfants et de la plupart des adultes, il faut bien le dire. Or, pour apprendre à aimer et à défendre notre monde partagé, il faut d’abord le connaitre. De plus, dans la perspective des pédagogies actives, cette connaissance ne peut émerger que si un étonnement est suscité dans le regard de l’élève par la personne enseignante. Cela ne signifie pas qu’il faille bannir toute fiction, mais l’on peut préférer les albums qui nous montrent la « magie » du monde réel avant celle d’un monde imaginaire (qui souvent dérive du monde réel lui-même).

Astuce : en choisissant un album qui met en scène le monde réel, on peut choisir de combiner la lecture de l’album avec une activité de recherche scientifique.

Critère 7 : Un monde en évolution

Ce septième critère consiste à s’assurer que l’album jeunesse met en scène un monde qui n’est pas figé, qu’il présente un environnement traversé de multiples interactions qui contribuent à l’évolution d’un lieu. Grâce à des recherches en anthropologie et en histoire environnementale et sociale, on sait aujourd’hui que ce que nous appelons « nature » en Occident est en réalité le résultat d’interactions entre les êtres humains et leurs environnements (Descola, 2005; Latour, 2015). Il n’existe pas (ou plus) d’environnements « sauvages » vierges de toute action humaine, et les humains n’évoluent pas non plus en « dehors » de la nature. Ce que nous appelons « environnement » réfère en réalité à un monde tissé de multiples interactions. Certaines interactions remontent à des millénaires. On peut penser aux anciens chemins qui ont été tracés par certains peuples humains qui se déplaçaient pour assurer leur subsistance, et ce, bien avant l’arrivée des transports mécanisés. On peut aussi apprendre beaucoup sur les habitudes des peuples anciens grâce à l’étude de la végétation de certaines réserves naturelles. En effet, les forêts dites vierges ou primaires sont en fait le résultat d’antiques pratiques culturales combinées aux actions d’autres qu’humains (animaux, plantes et minéraux). D’autres transformations anthropiques3 des environnements sont plus récentes. On peut penser au déclin et au remplacement de certaines populations animales et végétales en raison de l’urbanisation et des changements climatiques. En reconnaissant ces interactions entre les êtres humains et les autres qu’humains, l’on offre aux enfants la possibilité de prendre conscience de notre parenté coévolutive avec les autres qu’humains et l’on favorise ainsi le développement d’un sentiment de responsabilité collective à l’égard des autres espèces et des écosystèmes, supports essentiels au maintien de la vie sur Terre.

Astuce : il peut être pertinent de mobiliser un ou plusieurs albums jeunesse de manière à attirer l’attention des élèves sur les différentes représentations de l’environnement. En demandant aux élèves de reconnaitre ce qui est semblable et ce qui est différent entre les diverses illustrations ou descriptions de l’environnement, on travaille une importante habileté de raisonnement qui est prévue dans le programme Culture et citoyenneté québécoise. Encore une fois, l’on pourrait facilement greffer une activité en sciences et en univers social pour en apprendre davantage sur les coévolutions entre humains et autres qu’humains sur certains territoires, à commencer par celui où se trouve notre école.

Critère 8 : Des vivants en action

Le huitième critère concerne la représentation des êtres vivants. Il importe de choisir un album jeunesse qui met en scène un monde peuplé d’êtres vivants dont la forme d’agentivité particulière est reconnue. En ce sens, il est préférable d’éviter les albums jeunesse qui représentent l’environnement comme un décor inerte, uniquement disponible pour le déroulement de l’activité des êtres humains. Dans certains albums, les animaux et les végétaux ne souffrent pas et n’agissent pas pour eux-mêmes; ils ne font pas société. Leur existence n’est donc pas intégrée à notre jugement éthique, c’est-à-dire que leur vie n’a aucune valeur pour les humains. En effet, dans la culture occidentale, la narration transmet l’idée que seuls ceux et celles qui agissent méritent notre attention et sont dignes de valeurs (car ils sont les protagonistes de l’histoire et la font « avancer » en restant au cœur de la narration). C’est pourquoi il importe que les histoires que l’on choisit de raconter aux élèves mettent en scène différentes formes de vie (animaux, végétaux, virus, champignons, etc.) ayant une valeur égale et dotées d’un pouvoir et d’une initiative d’action, c’est-à-dire d’une agentivité. La puissance d’agir ne doit ainsi pas être réservée aux seules personnes humaines (Aeschimann et coll., 2021; Morizot, 2020). Ce critère demande une vigilance particulière. En effet, il faut apprendre à distinguer les récits qui reconnaissent les formes d’agentivité particulière de certaines espèces de vivants (leurs « superpouvoirs » en quelque sorte) et les récits fantastiques qui prêtent à des animaux des qualités humaines, invisibilisant du même coup toute la richesse et la diversité du vivant.

Astuce : en cohérence avec leur vision du monde, les artistes des Premiers Peuples qui rédigent et illustrent des albums jeunesse mettent souvent en scène ces formes d’agentivités multiples.

Critère 9 : Des interactions, pas des extractions

La culture occidentale favorise en bonne partie la formation d’une vision du monde (cosmologie) ancrée dans l’extractivisme. Dans cette vision du monde, l’environnement est d’abord perçu comme un stock de ressources naturelles disponibles pour l’extraction, en fonction des besoins des sociétés humaines (Merchant, 1983). La forme de rapport au monde qui est encouragée par cette cosmologie consiste en un rapport d’usage. Nous voyons alors les autres qu’humains comme des ressources, comme des biens utilisables, comme des services écosystémiques qui peuvent être chiffrés en dollars. Cette forme de rapport est unilatérale : il y a les humains qui se servent des ressources de l’environnement qui, elles, sont des choses qui n’ont pas leur mot à dire dans la transaction. Bien que nous ne puissions pas éviter absolument d’utiliser l’environnement comme une ressource pour assurer notre survie, nous pouvons nous questionner sur l’omniprésence et la quasi-exclusivité de cette forme de rapport au monde qui entraine des comportements irrationnels. En effet, nous voyons bien aujourd’hui comment la surexploitation des ressources naturelles n’est pas durable : nous ne pouvons exploiter de manière infinie notre environnement sans assurer son renouvèlement par une relation de contrepartie et de réciprocité. Dans certains jeux vidéos qui s’adressent aux enfants, l’environnement où évoluent les personnages est vu comme un espace où il faut extraire et transformer la plus grande quantité de ressources le plus rapidement possible. La vision du monde extractiviste se rapproche par ailleurs des logiques d’exploitation entre humains comme dans les systèmes coloniaux (vol, appropriation et accumulation) et dans la culture du viol (où le corps des femmes n’est qu’un autre bien à piller) (Allard et al., 2017). C’est pourquoi il importe avec la littérature jeunesse de privilégier des albums où cette logique d’extraction est remplacée par des formes de rapports au monde plus riches et plus réciproques comme l’échange, le dialogue, la contemplation, la cocréation, la découverte, la négociation, l’apprivoisement, etc.

Astuce : pour choisir votre album jeunesse, vous pouvez vous demander ce qui est échangé dans l’histoire entre les personnages humains ainsi qu’entre les humains et les autres qu’humains : qu’est-ce qui est donné? Qu’est-ce qui est pris? Existe-t-il une relation de réciprocité? Nous préfèrerons alors des histoires où ces échanges sont le plus équilibrés et le plus diversifiés possible.

Critère 10 : Une expérience holistique du monde

Dans la perspective de Lipman (2003) sur les dialogues philosophiques, la pensée humaine possède trois dimensions : critique, créative et attentive (caring thinking) indispensables à son développement et à son épanouissement (Point, 2021). Le fait de tenir compte de ces trois dimensions de la pensée permet de considérer qu’une même expérience peut être elle aussi l’objet d’un jugement esthétique, technique, spirituel et éthique de notre part. Cela est intéressant, car la culture occidentale a largement séparé et divisé nos expériences de l’environnement (Morizot, 2020); soit nous trouvons beau un paysage (jugement esthétique d’une expérience), soit nous considérons bien de chasser certains animaux (jugement éthique d’une autre expérience). Or, séparer ces expériences et ces catégories de jugement nous empêche de considérer l’environnement de manière holistique (comme une unité riche et diversifiée dont nous ferions partie) (Deloria, 1999; Point, 2021). C’est pourquoi il est important de choisir des albums jeunesse dans lesquels l’environnement n’est pas seulement l’objet d’un jugement cognitif ou technique, mais aussi esthétique, éthique et spirituel. Une forêt peut ainsi être vue comme un lieu où se procurer du bois de chauffage, construire une cabane ou se cacher afin d’échapper à des poursuivants. Mais la forêt peut aussi être célébrée pour sa grande beauté et pour la poésie qu’elle dégage. La forêt peut être vue comme un lieu propice à la guérison du corps et de l’esprit, comme un lieu apaisant qui est favorable à l’introspection et à la réflexion éthique et existentielle. En reconnaissant cette dimension holistique de l’environnement, nous ouvrons en quelque sorte un chemin d’existence qui invite les enfants à nouer des rapports sensibles, affectifs et éthiques avec leurs différents environnements et leurs cohabitants.

Astuce : certains albums jeunesse sont de véritables œuvres d’art. Au cours de votre lecture, accordez aux enfants le temps nécessaire pour voir véritablement et apprendre à apprécier le travail esthétique. Vous pouvez les encourager à adopter le point de vue d’un des personnages autres qu’humains (un arbre, une plante, un animal, une pierre) en leur demandant de raconter comment ces derniers vivent l’histoire : ce que peut-être ils ressentent, pensent, vivent (Zhong Mengual, 2021). Vous pouvez également arrêter votre lecture pour poser des questions aux élèves et travailler le développement de leur pensée critique en leur demandant « Qu’auriez-vous fait à la place du personnage ? » (nous pouvons ainsi leur demander de faire des choix, de les justifier et de les comparer à ceux d’autres élèves, par exemple).

Conclusion

En tant que personnes enseignantes, nous ne sommes pas responsables de la culture dont nous héritons, mais nous avons le devoir moral de pousser les élèves à interroger de manière critique les cultures dominantes de leur époque et de construire avec ces enfants une culture qui nous paraitra plus juste et plus apte à assurer la qualité et la diversité de la vie de tous les vivants sur Terre. Une des façons de réaliser cette coconstruction est d’ouvrir leurs imaginaires écologiques et sociologiques pour les aider à cheminer vers la coconstruction d’une culture plus riche et plus épanouissante par ses rapports écologiques au monde. La lecture d’albums jeunesse ouvrant sur des dialogues philosophiques parait une stratégie pédagogique favorable à l’atteinte de cette visée éducative. J’ai l’intime conviction que la lecture de contes, d’histoires et d’autres formes de récits rend possible des transformations très profondes à la fois pour celui ou celle qui raconte et pour celui ou celle qui écoute. Comme le dit le poète : « Peu de livres changent une vie. Quand ils la changent c’est pour toujours, des portes s’ouvrent que l’on ne soupçonnait pas, on entre et on ne reviendra plus en arrière » (Bobin, 1996, p. 46).

Mais ce pouvoir de transformation implique une responsabilité réflexive forte pour la personne enseignante. Dans la poursuite de nos visées éducatives, toutes les histoires ne se valent pas. De manière générale, nous pouvons nous demander : Lesquelles reconnaissent la subjectivité et l’agentivité des vivants autres qu’humains? Lesquelles élargissent la sphère de nos jugements éthiques au-delà de l’espèce humaine?  Ainsi, à une époque où les albums jeunesse étaient encore rares et où les contes pour enfants en Europe étaient encore majoritairement des histoires de princesses et de chevaliers, Ursula Le Guin, grande plume de la science-fiction, nous appelait à faire preuve de précision :

Quand le conteur au coin du feu commence en disant : « Il était une fois, très loin d’ici, un roi qui avait trois fils », son histoire va nous apprendre que le changement existe, que les événements ont des conséquences, que la vie est faite de choix, que le roi n’est pas éternel. (Le Guin, 1980/2020).

Ursula Le Guin nous rappelle ici que le fait de raconter une histoire (par un conte, un album jeunesse ou un autre support littéraire) permet à l’enfant de découvrir peu à peu des réalités complexes, mais avec des mots simples et des images accessibles. Cet apprentissage par le récit devient alors un éveil à la culture, indispensable pour tous les enfants. De plus, doubler cet éveil culturel d’un dialogue philosophique permet d’interroger l’élève et d’exercer sa pensée à la critique et à la créativité culturelle. Lecture et dialogue agissent ici de concert pour rendre possible cette coconstruction culturelle par les enfants.

Or, de nos jours, la culture que nous transmettons aux élèves grâce à l’étude des « réalités culturelles » du programme Culture et citoyenneté québécoise n’est heureusement plus seulement empreinte de rois, de fils et d’héritage douloureux. Cependant, elle peut aussi porter la voix des vivants autres qu’humains auprès des humains, elle peut donner de la place à un territoire riche et complexe, elle peut affiner notre regard sur les interactions subtiles des vivants entre eux et sur nos besoins d’apprendre à traduire les expériences des uns avec les langages des autres. C’est pour répondre au besoin que nous avons de nourrir des rapports écologiques au monde que j’ai voulu proposer ces critères de sélection. Grâce à ceux-ci, j’espère qu’il vous sera plus aisé de choisir des albums jeunesse appropriés parmi l’abondance de titres disponibles. D’autres critères sont évidemment à découvrir, et c’est pourquoi je souhaite laisser cette liste ouverte, aussi ouverte que l’est notre besoin humain de se raconter des histoires pour faire communauté et penser le monde.

Tableau synthétique des critères

Critères Critères à favoriser Ce que nous cherchons à éviter
1 Une histoire que l’on a plaisir à raconter et à écouter pour créer une communauté d’intérêts. Une histoire qui nous indiffère et pour laquelle nous n’avons pas d’intérêt.
2 Une histoire qui modélise un raisonnement et une enquête de la part des personnages. Un enchainement illogique ou aléatoire de faits qui laisse les personnages passifs ou sans réflexion.
3 Une histoire où une cohérence peut s’établir pour les élèves entre les différentes actions des protagonistes. Une histoire où les relations de causalité et de conséquence sont incompréhensibles pour l’enfant.
4 Une histoire où une enquête/recherche présente plusieurs perspectives intéressantes sans clore la réflexion. Une histoire avec une morale qui détermine à la fin les bons et les mauvais comportements, sans établir de nuances.
5 Une histoire où les protagonistes apprennent quelque chose au cours de leur enquête, une recherche qui les transforme. Une histoire où les protagonistes restent identiques tout au long de l’histoire sans apprendre de leurs actions et de leurs décisions.
6 Un album dans lequel un environnement réaliste est décrit ou illustré. Un album dans lequel l’environnement est issu de la fiction (fantastique) et ne correspond que de façon éloignée à la réalité.
7 Un album dans lequel l’environnement évolue au rythme des interactions entre les humains et les autres qu’humains. Un album dans lequel l’environnement est figé : aucune trace de coévolution entre humains et autres qu’humains n’est présentée.
8 Une histoire dans laquelle les personnages humains et autres qu’humains sont dotés d’une forme d’agentivité qui leur est spécifique et qui est reconnue comme d’égale valeur. Une histoire dans laquelle l’environnement est présenté comme un simple décor, dépourvu d’agentivité. Seuls les humains sont dotés de puissance d’agir.
9 Une histoire dans laquelle les rapports entre les humains et leurs environnements sont riches et réciproques. Une histoire dans laquelle les rapports entre les humains et leurs environnements sont réduits à des rapports d’usage qui confinent à une vision du monde extractiviste : les humains prennent sans rien offrir en contrepartie.
10 Un album dans lequel les expériences vécues par les personnages au sein de leurs milieux de vie sont multidimensionnelles et dont les différentes dimensions se nourrissent les unes les autres afin de forger une identité riche et complexe. Un album dans lequel l’expérience de l’environnement se résume à une expérience unidimensionnelle : soit seulement utilitaire, soit seulement contemplative.

Une proposition de situation d’apprentissage et d’évaluation : un dialogue philosophique sur les rapports écologiques au monde (tous cycles confondus)

Étape 1 : Accueil des élèves dans la classe, installation dans un coin lecture, idéalement en demi-cercle, pour que la personne enseignante puisse montrer les pages de l’album jeunesse à tous les élèves durant la lecture. Petite activité de méditation ou de cohérence cardiaque pour installer une ambiance sereine et calme, propice à la lecture (Snel, 2018).

Étape 2 : Lecture d’un album jeunesse sélectionné au préalable. La lecture peut être complète ou partielle, interactive (avec des arrêts fréquents pour poser des questions aux élèves) ou expressive (avec un ton de voix et des intonations particulières pour appuyer la narration). À la fin de la lecture, poser quelques questions aux élèves pour s’assurer d’une compréhension minimale commune du vocabulaire employé et de l’enchainement narratif des faits et des rebondissements.

Étape 3 : Après avoir formé des équipes de deux, demander aux élèves de réfléchir à une question qui leur est venue lors de la lecture de l’histoire, et dont ils et elles aimeraient discuter avec leurs pairs. Pour orienter le choix de cette question, voici quatre interrogations avec leurs questions de relance à destination des élèves. (1) La question est-elle centrale? : « Penses-tu que ta question peut être importante pour toi et pour toute la classe? » (2) La question est-elle commune? : « Penses-tu que nous puissions discuter ensemble à partir de ta question sans rejeter, intimider ou accuser quiconque dans la classe? » (3) La question est-elle complexe? : « Si une personne entrait maintenant dans la salle, est-ce qu’elle pourrait répondre à ta question sans réfléchir à la complexité de celle-ci? » (4) La question est-elle contestable? : « Est-ce que c’est une question qui ouvre la discussion et autorise plusieurs points de vue ou bien est-ce une question où l’on peut trouver une réponse en la recherchant sur internet? »

Étape 4 : Chaque équipe vient inscrire au tableau sa question. La personne enseignante peut aider l’enfant dans ce travail d’écriture ou renforcer des apprentissages récents dans ce domaine. Ensuite, en classe entière, s’assurer de la compréhension des questions par tous les élèves. Lire lentement chaque question, demander à préciser si nécessaire, faire remarquer les questions similaires et les assembler au besoin.

Étape 5 : Vote de la classe pour le choix d’une seule question pour la discussion. Ce vote peut s’effectuer en plusieurs tours ou en un seul, secret ou à main levée, ou encore avec plusieurs droits de vote par personne. Toutes les modalités sont autorisées, tant qu’elles engagent démocratiquement les élèves dans une prise de décision individuelle et collective. Une fois votée, on peut souligner, entourer ou réécrire cette question au tableau pour la mettre en évidence.

Étape 6 : Animation par la personne enseignante d’une discussion autour de la question. Il est possible de reprendre l’album jeunesse pour relancer les discussions si les élèves ont de la difficulté à répondre à la question élue. Se servir du tableau ou d’un support visible par tous et toutes pour créer une carte conceptuelle peut également être aidant pour les élèves dont l’attention est plus fragile.

Étape 7 : Une activité de synthèse peut être la bienvenue pour clore la discussion (dernier tour de prise de parole, dessin individuel ou collectif, etc.). Il est possible aussi de terminer la lecture de l’album, de demander aux élèves d’imaginer la fin de l’histoire, d’écrire une lettre à un personnage, d’imaginer un dialogue entre les personnages, etc. Faites confiance à votre imagination.

Notes de bas de page

1- Nous préciserons quel est ce rapport au vivant dans la troisième section de ce chapitre.

2- Mes deux collègues qui ont rédigé le chapitre sur la didactique du français dans le présent ouvrage, Patricia-Anne Blanchet et Kara Edward, sont d’ailleurs les autrices principales de cette ressource pédagogique. Pour une présentation synthétique des neuf critères proposés dans cette perspective, on consultera le document suivant : https://www.usherbrooke.ca/education/fileadmin/sites/education/documents/Cles_analyse_litt_autochtone.pdf

3- Par le terme « anthropique », nous désignons les effets de l’activité humaine sur les environnements.

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