5 Chapitre 5.1 – Imaginer les futurs possibles : saisir les occasions de faire des mathématiques dans et pour le monde

Marianne Homier

Par Marianne Homier

Chapitre 5.1 (Version PDF)

Présentation de l’auteure

J’ai eu une enfance que l’on pourrait qualifier d’atypique (du moins pour une personne née dans les années 1980) : j’ai grandi au milieu de la forêt, dans une petite maison sans électricité ni eau courante. J’ai grandi dans une famille qui, pour entretenir des relations harmonieuses dans le monde, a toujours valorisé le respect de l’environnement et de l’autre, humain et autre qu’humain, vivant et non vivant. Jusqu’à l’adolescence, je pensais que c’était la norme, puis j’ai compris le caractère marginal de ce rapport au monde. J’ai grandi dans une famille qui, pour comprendre le monde, a toujours valorisé l’apprentissage, la curiosité, la découverte, alliant les sciences à la musique, en passant par les mathématiques. Jusqu’à l’adolescence, je pensais que c’était la norme, puis j’ai compris le caractère marginal de ce rapport à l’éducation.

Ma trajectoire de vie m’a ainsi menée à faire de la recherche autour de questions qui se trouvent à l’intersection de mes rapports au monde et à l’éducation (et de mon amour des mathématiques!). Je m’intéresse au rôle que pourrait jouer l’enseignement-apprentissage des mathématiques pour aborder des enjeux socioécologiques en classe… et je ressens encore, parfois, le caractère marginal de mes réflexions. Quand Mélanie m’a proposé de faire équipe pour mettre sur pied un projet autour de l’intégration d’une approche culturelle au prisme des rapports écologiques au monde dans l’enseignement, j’y ai vu une occasion d’alimenter mes propres réflexions et une opportunité de les partager. Enfin, dans le collectif qui s’est créé peu à peu par la suite, mes conceptions du monde et de l’éducation ne me semblent plus si marginales…

Imaginez les mathématiques, imaginez avec l’aide des mathématiques, 
imaginez de nouvelles formes, de nouveaux mondes, de nouveaux possibles.
Imaginez des mathématiques qui permettent de mieux vivre dans et avec le monde,
imaginez de résoudre de grands problèmes, imaginez des problèmes jamais imaginés.
Imaginez la vie, le vent, le temps, la musique, la littérature avec les mathématiques, 
imaginez le futur avec les mathématiques dans et pour le monde.
(Adaptation libre de l’introduction du livre Imagine Math : Between Culture and Mathematics, Emmer, 2012) 

Imaginer les futurs possibles:
saisir les occasions de faire des mathématiques dans et pour le monde
 

Lundi matin, fin octobre 2023. Le matin de la première neige. Un bol de café oublié entre les mains, les yeux moins réveillés que les pensées, mon regard fixe les milliers (millions? milliards?) de paillettes argentées de l’autre côté de la fenêtre. On dit qu’il n’y a pas deux flocons de neige identiques. Est-ce vraiment possible? Est-il plutôt extrêmement peu probable que deux flocons identiques se retrouvent (ou se soient déjà retrouvés) au même endroit, au même moment? Combien de flocons y a-t-il eu depuis la toute première neige? Combien y a-t-il de formes possibles de flocons?

– Maman, tu es encore dans la lune!

– Non, je suis dans la neige… Regarde comme c’est beau! On dirait des paillettes!
– Tu sais, maman, que l’Europe a interdit les paillettes la semaine passée?

Non, je ne savais pas. Jade a 10 ans et une curiosité infinie. Elle me parle régulièrement d’actualité et, souvent, elle me fait part de situations qui m’étaient inconnues (j’imagine qu’un algorithme a déterminé que les nouvelles qui intéressent une enfant de 10 ans et une femme de 36 ans ne sont pas les mêmes…).

– Toutes les paillettes seront interdites dans toute l’Europe?

– Oui! Ben… celles en plastique, en tout cas. Tu sais, à cause que les paillettes sont des microplastiques. La loi va permettre d’éviter cinq-cent-mille tonnes de microplastiques1!
– Ooooh!

Cette dernière exclamation est de Nellie. Nellie a 8 ans et une possibilité d’émerveillement infinie. Elle analyse le monde avec un regard qui ne cesse de m’étonner :

– Cinq-cent-mille tonnes? Ça fait pas mal de baleines bleues de paillettes, ça! Genre cinq-cent-mille-milliards-de-mille-sabords de paillettes! Oh! et regardez, il y a des plectrophanes2 qui volent partout dans les paillettes! C’est comme si c’était leur fête!

* * *

Après le départ de Jade et Nellie pour l’école, je replonge dans mes pensées. En regardant les flocons tomber et les oiseaux virevolter, je pense aux mathématiques qui se sont glissées dans cette courte situation, typique d’un matin de semaine. Des repères temporels, des grands nombres, des probabilités, des algorithmes, des masses, des comparaisons. Des mathématiques dans une discussion du quotidien, des mathématiques qui côtoient la météo, la politique, la pollution, les animaux et, par la bande, une drôle de référence à la littérature. Des mathématiques décloisonnées, imparfaites, qui font imaginer, réfléchir, réagir et s’émerveiller.

Imaginez si ces mathématiques étaient invitées en classe… 

Les mathématiques dans une perspective critique 

Depuis des millénaires, l’humanité s’est graduellement dotée de systèmes mathématiques pour désigner des quantités, des formes ou des relations, pour dénombrer ou calculer, pour expliquer ou prédire des phénomènes. Parce qu’elles offrent cette capacité impressionnante à traduire des phénomènes naturels en symboles, les mathématiques sont souvent considérées comme parfaites et immuables. Elles sont vues comme un ensemble de connaissances abstraites, indépendantes de leur environnement. Cette vision traditionnelle des mathématiques, dominante dans les sociétés occidentales, leur accorde le statut de « science pure » et le pouvoir de décrire le monde comme une réalité objective et extérieure.

Dans une perspective critique3, les mathématiques sont cependant vues par plusieurs comme des objets de culture qui évoluent en interdépendance avec le monde dont nous faisons partie, et qui nous amènent à l’interpréter et à nous y positionner (Barwell et coll., 2022; Chronaki, 2000; Skovsmose, 2023). Cette perspective présente une relation dialogique entre les mathématiques, l’humanité et le monde : l’humanité développe et mobilise les mathématiques pour comprendre des phénomènes concrets, proches, tangibles, ou pour tenter de saisir des phénomènes plus abstraits, notamment ceux qui relèvent de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand.

En cohérence avec l’approche culturelle proposée au cœur de cette ressource, la perspective critique voit le potentiel des mathématiques pour expliquer le monde, mais aussi pour revoir nos rapports au monde. Par exemple, c’est en prenant appui entre autres sur des mathématiques que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a réitéré, dans son plus récent rapport d’évaluation (GIEC, 2023), que ce sont sans équivoque les activités humaines qui ont provoqué le réchauffement de la planète et la hausse du niveau des océans dans les dernières décennies, principalement par le biais des émissions de gaz à effet de serre provenant de l’utilisation non durable de l’énergie et des terres, ainsi que des modes de vie et de consommation modernes. Les mathématiques ont aussi permis à Hubert Reeves4 de montrer que l’humanité, comme tout le reste, n’est que poussières d’étoiles : le monde façonne ce que nous sommes autant que l’inverse.

En somme, les mathématiques offrent une voie pour revoir nos rapports au monde en permettant :  

  • d’expliquer ou de modéliser nombre de phénomènes socioécologiques que l’humanité a engendrés et qui affectent le monde;
  • de prédire comment ces phénomènes pourraient évoluer et affecter le monde futur;
  • d’envisager certaines solutions et de passer à l’action, en mettant en lumière les implications de leur mise en œuvre (UNESCO, 2023).

Et si l’humanité avait aussi le pouvoir d’agir sur le monde pour aider à le guérir? Quelles sont les différentes décisions qui pourraient ou devraient être prises pour aller en ce sens? Quelles seraient les conséquences de ces décisions? Et quelles seraient les conséquences de ne pas prendre ces décisions?

Imaginez si ces questions guidaient l’enseignement-apprentissage des mathématiques…  

Lenseignement-apprentissage des mathématiques dans le monde actuel 

La vision traditionnelle des mathématiques est souvent celle qui guide l’enseignement-apprentissage des mathématiques à l’école (Renert, 2011). Pour plusieurs, les mathématiques font partie du cursus scolaire parce qu’elles y ont toujours été présentes. L’argument du caractère « savant » des mathématiques suffit à légitimer leur présence à l’école (Alpe et Barthes, 2013). Elles sont encore souvent enseignées comme une activité solitaire, dans laquelle il est attendu que les enfants reproduisent à la lettre des « recettes » enseignées pour résoudre les problèmes proposés (majoritairement déconnectés du monde).

Pourtant, il est possible de se demander quelle est l’utilité sociale des connaissances factuelles ou procédurales enseignées à l’école. En effet, il est souvent difficile de répondre aux enfants qui demandent « À quoi ça sert? » : Pourquoi faut-il mémoriser les faits numériques de l’addition et de la multiplication? En quoi est-il nécessaire de savoir arrondir des nombres? À quoi sert d’être en mesure de classifier des figures géométriques? 

Et si on inversait la question? Quel serait le « cout » de ne pas faire de mathématiques à l’école? Plutôt que de tenter de justifier l’utilité des mathématiques, pourquoi ne pas laisser émerger la nécessité d’apprendre ou de faire des mathématiques des intérêts, des questions et des préoccupations des enfants? En prenant appui sur la perspective critique des mathématiques présentée précédemment, l’enseignement-apprentissage des mathématiques pourrait alors prendre un autre sens : celui de nourrir la curiosité des enfants, de les accompagner dans l’interprétation du monde, vers l’action et la prise de décision. Dans une telle perspective, l’enseignement-apprentissage des mathématiques joue un rôle central pour interpréter et comprendre les réponses du monde aux actions humaines, puis pour réfléchir aux actions humaines qui permettraient de répondre à leur tour au monde. Dans cette proposition, on apprend les mathématiques dans et pour le monde (Barwell et coll., 2022). 

Imaginez… 

* * *

Le mouvement soudain d’une envolée de plectrophanes me sort de mes pensées. Par la fenêtre, je vois des dizaines d’oiseaux agités et bruyants tourbillonner au-dessus du champ enneigé. Année après année, ces oiseaux reviennent, au moment où d’autres espèces partent vers le sud. Ils arrivent avec les premières neiges, annonçant l’arrivée de l’hiver. Visiblement, ils en ont bien peu à faire de mes réflexions sur l’enseignement-apprentissage des mathématiques. Pourtant, une lecture récente (Bouchard, 2022) m’a appris que le réchauffement climatique risquait d’affecter leur reproduction. Un apprentissage qui s’est fait en grande partie grâce à des observations interprétées par les mathématiques : des données sur les températures moyennes enregistrées dans leurs territoires de nidification; des données sur le temps moyen que passent les oisillons au nid avant leur premier envol; des prédictions allant jusqu’au risque d’échec complet de la reproduction dans certaines conditions. Des mesures, des statistiques et des probabilités qui me reviennent en tête quand je regarde ces oiseaux. Est-ce que je pourrai continuer à les admirer encore longtemps? Est-ce que mes enfants le pourront? Qu’est-ce qui pourrait arriver aux plectrophanes dans le futur?

C’est précisément cette projection qui m’amène à proposer une piste pour opérationnaliser l’enseignement-apprentissage des mathématiques dans une perspective critique. 

Imaginer les futurs possibles avec les mathématiques 

Le futur est incertain, imprévisible et indéterminé. L’école a certainement un rôle à jouer pour que les personnes citoyennes apprennent à apprivoiser et à affronter l’incertitude (Morin, 1999). Cette idée trouve spécifiquement écho dans le domaine mathématique des probabilités, dont l’enseignement-apprentissage vise entre autres à soutenir le développement de compétences de prise de décisions éclairées dans des situations incertaines ou risquées (Homier, 2022).

La situation d’enseignement-apprentissage proposée ici s’inspire d’un dispositif didactique souvent mobilisé dans le mouvement d’éducation aux questions socialement vives (voir par exemple Nédelec et Molinatti, 2018), les scénarios du futur. Ce dispositif invite les enfants à se projeter dans le temps, en répondant à la question « Qu’est-ce qui pourrait arriver si…? ». En explorant diverses possibilités, notamment les conséquences de différentes décisions ou actions en lien avec une problématique, les enfants créent des « futurs possibles » sous la forme d’histoires crédibles à partager ensuite au collectif. Souvent mobilisé en didactique des sciences, en philosophie ou en éthique, le dispositif des scénarios du futur est cohérent avec une perspective critique de l’enseignement-apprentissage des mathématiques. Afin de mettre en lumière les grandes étapes du scénario du futur, et dans l’objectif d’outiller la personne enseignante qui voudrait mobiliser ce dispositif, une démarche en cinq temps, inspirée des travaux de Nédelec et Molinatti (2018), est proposée.  

Avant de donner un exemple concret de situation d’enseignement-apprentissage des mathématiques qui s’inscrit dans le dispositif des scénarios du futur, deux précisions semblent nécessaires.  

D’abord, j’ai choisi un sujet pour exemplifier le dispositif ciblé, mais de très nombreux autres sujets pourraient servir de déclencheur. Ainsi, il est tout à fait possible de piloter la situation telle quelle, mais l’intention est surtout de développer peu à peu une habileté à saisir les occasions qui se présentent en classe (en acceptant de s’éloigner de la planification prévue) pour imaginer les futurs possibles, par exemple si un enfant exprime spontanément une inquiétude ou un questionnement au sujet d’une situation d’actualité. 

Ensuite, le propos dans ce chapitre est particulièrement centré sur des questions mathématiques qui peuvent être travaillées dans cette situation. Il est toutefois important de garder en tête que les situations d’actualité sont toutes indiquées pour aborder des concepts et processus mathématiques (ou scientifiques) conjointement avec des perspectives sociales, éthiques ou politiques. Puisque les conséquences de la crise socioécologique actuelle sont complexes, qu’elles impliquent beaucoup d’incertitude et des aspects politiques et éthiques, ce décloisonnement des disciplines scolaires me semble non seulement pertinent, mais nécessaire. Là encore, il s’agira pour la personne enseignante de saisir les occasions de travailler (spontanément ou non) des concepts prescrits au programme, tout en ne fermant pas la porte à des concepts qui ne s’y trouvent pas formellement. 

Voici donc un exemple permettant d’illustrer comment pourrait s’opérationnaliser la démarche en cinq temps des scénarios du futur dans une classe du 3e cycle du primaire. 

Un futur avec ou sans paillettes? Proposition dune situation denseignement-apprentissage des mathématiques qui mobilise le dispositif des scénarios du futur 

Temps 1 – Formulation de la question  

Ce premier temps prend appui sur une problématique ou un enjeu socioécologique, apporté par les enfants ou ciblé par la personne enseignante. Pour ce faire, des médias numériques ou traditionnels peuvent être consultés, afin de rapprocher lenseignement-apprentissage des mathématiques de la vraie vie (Chronaki, 2000; Frankenstein, 2009; Hauge et Barwell, 2017). La personne enseignante peut ensuite questionner les élèves et animer une discussion pour orienter le choix de la question de départ.

En cohérence avec cette idée de faire émerger les mathématiques des intérêts des enfants, la situation proposée prend appui sur le sujet amené par Jade en introduction. Elle a lu sur le site des As de l’info, une plateforme journalistique québécoise destinée aux enfants de 8 à 12 ans, que l’Europe a banni, depuis le 15 octobre 2023, les paillettes de plastique (notamment utilisées dans les articles décoratifs et en artisanat) (Côté, 2023). En classe (tout comme à l’extérieur de la classe), cette nouvelle pourrait amener les enfants à se questionner sur la pertinence de cette loi, ainsi que sur les incidences qu’elle aura sur le monde et sur les habitudes culturelles.

Ce sont ces questionnements qui permettent à la personne enseignante de saisir l’occasion de faire des mathématiques : en équipe, les enfants devront imaginer différents futurs possibles en lien avec la question des paillettes et des microplastiques. Pour guider la réalisation des scénarios, une échelle temporelle et une échelle spatiale sont déterminées par le groupe, ce qui permet de travailler des notions relatives au domaine mathématique de la mesure (du temps et des distances) : 

  • Dans combien de temps se dérouleront nos scénarios (en termes de mois, d’années ou de décennies, par exemple)? En quelle année serons-nous alors?  
  • À quel endroit sur la Terre se situeront-ils?

 

À partir de ces échelles, une question est formulée en groupe, par exemple « Qu’est-ce qui pourrait arriver dans 10 ans si le Canada interdit ou n’interdit pas l’utilisation des paillettes? »

Temps 2Exploration du sujet 

Dans un deuxième temps, le groupe explore et sapproprie le sujet, par exemple en recherchant des informations supplémentaires sur internet ou dans des livres. Alors quelle ne «détient» pas nécessairement de savoir particulier en lien avec le sujet, la personne enseignante explore avec les enfants, les questionne et les accompagne dans leurs recherches.

À cette étape, les mathématiques permettent notamment de soutenir l’interprétation de l’article :

  • De quelle grosseur est le microplastique?
  • Qu’est-ce qui mesure 5 mm ou moins?
  • C’est lourd comment 500 000 tonnes?
  • Qu’est-ce qui pèse une tonne?
  • Combien pèse un pot de paillettes?
  • Combien de pots de paillettes faut-il pour arriver à 500 000 tonnes?
  • Combien de tonnes de microplastique y a-t-il dans les océans en ce moment?
  • Combien de tonnes sont ajoutées chaque année?
  • 500 000 tonnes, c’est quelle proportion de ces quantités?

Ces questions (en plus de plusieurs autres) amènent simultanément les enfants à construire leur compréhension du sujet et à manipuler plusieurs concepts mathématiques : grands nombres, mesures, proportions et probabilités. Des questions plus générales sont aussi explorées, en réfléchissant par exemple aux avantages et aux désavantages d’interdire les paillettes en microplastique ou aux risques associés au microplastique pour les êtres vivants (humains et autres qu’humains).

Temps 3 – Formulation des futurs possibles 

Lorsque le groupe sest approprié le sujet, il est temps de penser aux différents futurs possibles. Forcément, des incertitudes auront émergé de la recherche dinformations réalisée à létape précédente. Les scénarios du futur prendront appui sur ces incertitudes. À ce moment, des petites équipes de travail auront comme tâche de traiter les informations recueillies (et den collecter de nouvelles au besoin) afin de réaliser leurs scénarios. Ces scénarios peuvent prendre différentes formes au choix des équipes (histoires, illustrations, bandes dessinées, arborescence, dessins animés, maquettes, etc.) et doivent représenter des avenirs potentiels et crédibles.

À partir de la question et des échelles temporelles et spatiales ciblées au temps 1 et en s’appuyant sur les informations trouvées au temps 2, les équipes imaginent des futurs possibles. Si les paillettes sont interdites au Canada (ou si elles demeurent autorisées), quels effets cela pourrait-il avoir dans 10 ans sur notre propre réalité, sur la réalité d’autres êtres vivants (humains ou autres qu’humains) ou sur les écosystèmes en général? De quoi pourrait avoir l’air le monde à ce moment-là?

Tout comme au temps 2, la création des scénarios par les enfants représente une occasion idéale de faire des mathématiques. Cette fois, plutôt que de soutenir l’interprétation, les mathématiques permettront de prédire comment ces phénomènes pourraient évoluer et affecter le monde futur :  

  • À quel point semble-t-il probable aux enfants qu’une loi comme celle de l’Union européenne soit votée au Canada?
  • Qu’est-ce qui leur semble le plus probable : que le Canada interdise les paillettes de microplastique ou qu’il ne les interdise pas?
  • Si le Canada interdisait (ou non) les microplastiques, sera-t-il plus, moins ou également probable que des espèces animales disparaissent? Que des humains développent des ennuis de santé? Que le réchauffement de la planète s’accélère, etc.?
  • Quelle quantité de microplastiques pourrait être réduite au Canada avec une telle loi? Et sur la Terre?
  • Quelle proportion des microplastiques déjà présents cela représente-t-il?
  • Est-il possible de représenter ou de modéliser cette situation (avec des graphiques, par exemple)?

À cette étape, puisqu’il s’agit de réfléchir à des futurs possibles et non de prédire l’avenir avec certitude, il est important de travailler l’estimation avec les enfants, tant pour les mesures que pour les probabilités. D’ailleurs, les différentes probabilités peuvent être exprimées de manière quantitative, en mobilisant les pourcentages ou les notations décimales ou fractionnaires, mais aussi de manière qualitative, en employant le vocabulaire probabiliste (impossible, peu probable, très probable, certain, etc.).

Temps 4Partage des scénarios 

À cette étape, les scénarios élaborés par les enfants sont présentés au groupe. Les différents produits «finis» sont partagés sous la forme dun ouvrage collectif, dune exposition, dune conférence, dun site internet, etc. La présentation des scénarios pourrait prendre une seule période en classe, ou encore une journée complète à laquelle sont invités les autres enfants de lécole, les familles ou même les membres de la communauté.  

L’élaboration des scénarios du futur vise une certaine plausibilité, mais elle pourrait mener des élèves à une exploration du futur à la limite de la science-fiction. Plutôt que de voir cela comme une limite, il importe de rappeler que tous les scénarios demeurent fictifs (bien que certains soient plus probables que d’autres). En prenant appui sur une problématique et des questionnements réels et en permettant aux enfants d’explorer des réalités alternatives, ils présentent un potentiel pour orienter la réflexion, l’action et la prise de décision. Lors de la présentation des scénarios, des mondes où des animaux ont disparu ou dans lesquels il y a de moins en moins d’eau douce potable côtoient des mondes où les océans ont retrouvé une biodiversité comparable à celle d’il y a des millénaires.

À cette étape, les mathématiques sont présentes de manière plus ou moins explicite dans chaque scénario. Sous la forme de données, de proportions ou de probabilités, elles permettent d’appuyer les propos des enfants, de justifier leurs choix et de démontrer la crédibilité de leurs scénarios. Par exemple : 

  • Une équipe a calculé qu’une loi interdisant les paillettes au Canada permettrait d’épargner les océans de 5 millions de tonnes de microplastique en 10 ans.
  • Une autre équipe a pris appui sur des données pour montrer qu’il est très probable que les êtres vivants (humains et autres qu’humains) absorberont de plus en plus de microplastique dans les 10 prochaines années si aucune loi n’interdit les paillettes au Canada, mais que cette probabilité diminuerait de manière considérable si une loi interdisant leur utilisation était adoptée.
  • Les élèves d’une troisième équipe ont estimé que le volume occupé par toutes les paillettes qui pourraient se retrouver dans l’eau ou l’air en 10 ans serait équivalent à remplir 25 000 classes du plancher au plafond.

En mettant de l’avant que la question du temps 1 a servi de point de départ pour tous les scénarios, des éléments de convergence ou de divergence dans les futurs possibles imaginés par les enfants pourraient être identifiés. Le partage de ces différents scénarios permet de mettre en lumière l’aspect incertain du futur, notamment en lien avec les conséquences de différents phénomènes socioécologiques, mais aussi le fait que l’humanité a le pouvoir d’agir sur le monde, et donc que les actions ou décisions d’aujourd’hui façonnent le monde de demain.

Temps 5Orientation de laction 

Le moment de partage des scénarios ouvre finalement sur le cinquième temps du dispositif proposé, en servant de point dappui pour des réflexions sur les actions qui pourraient être prises pour orienter le futur vers une direction jugée souhaitable par le groupe. 

Les réponses possibles à la question initiale amènent alors les enfants vers l’action, que ce soit au niveau individuel (en remettant en question l’utilisation des paillettes de plastique dans leur propre mode de vie), local (en demandant à l’école d’arrêter d’acheter du matériel d’art qui contient des paillettes de plastique) ou encore municipal ou national (en rédigeant une lettre adressée aux différents paliers gouvernementaux pour demander qu’il soit considéré de mettre en place des règlements concernant la vente de paillettes de plastique).

À cette étape, les mathématiques accompagnent les enfants dans l’action et la prise de décision, dans et pour le monde. Le langage mathématique permet, dans une logique rationnelle, d’appuyer les propositions d’action des enfants auprès des membres de leur famille, de l’école, de la communauté. À la manière des personnes expertes du GIEC, les enfants prennent appui sur les différents scénarios projetés pour argumenter la nécessité de s’intéresser au problème et de trouver des solutions.  

Tout au long des cinq temps du dispositif des scénarios du futur, des mathématiques décloisonnées, rigoureuses mais approximatives, pertinentes et spontanées permettent de traduire la problématique, les conséquences et les actions possibles.  

Saisir les occasions de faire des mathématiques dans et pour le monde 

Le dispositif des scénarios du futur, exemplifié brièvement dans ce chapitre, est une occasion pertinente de faire des mathématiques à l’école, dans et pour le monde. L’intention demeure néanmoins d’offrir cette proposition comme base de discussion et de réflexion (au-delà d’une tâche « clé en main »).

Maude Pelletier – « Périple », dessin numérique, 20.3X25.4cm, 2023

En guise d’ouverture, je mentionne que, partout à travers le monde, émergent des propositions pour l’enseignement-apprentissage des mathématiques dans une perspective critique, allant de projets de recherche subventionnés à des initiatives locales lancées par des personnes enseignantes5. La vision traditionnelle des mathématiques et de leur enseignement-apprentissage évolue peu à peu, alors que l’utilité sociale des domaines scolaires est primordiale pour un nombre grandissant de personnes (enfants, parents, personnes enseignantes, communauté scientifique…). En ce sens, je propose aux personnes enseignantes du primaire de se donner comme défi d’écouter les questions des enfants, en se laissant la liberté de ne pas y répondre précipitamment. De poser des questions ouvertes, même si les réponses ne sont pas uniquement (ou du tout) mathématiques. D’accepter que les questions n’amènent pas une seule bonne réponse, ni même parfois de réponse du tout. D’oser aborder conjointement les perspectives sociales, écologiques, politiques, éthiques et mathématiques de différentes problématiques. 

Imaginez une classe où l’on saisit les occasions spontanées de faire des mathématiques dans et pour le monde… 

* * *

J’entends l’autobus s’arrêter devant la maison. Je sors accueillir les filles. Le soleil réchauffe mon visage en même temps que le vent le refroidit. Je remarque que la neige s’est calmée, les plectrophanes aussi.

– Allo Jade! Comment était votre journée?
– Bien… mais maman, pas le temps de jaser, on va fabriquer un sablier!
– Fabriquer un sablier?
– Oui, on a beaucoup trop de paillettes dans l’armoire de bricolage. Avec Nellie, on a pensé que si on les enferme dans des bouteilles pour toujours, elles ne vont pas se retrouver dans l’air ou dans l’eau. Puis on va pouvoir mesurer le temps, donc ça va être utile. Pas vrai, Nellie?
– Oui! Et en plus, ça va être tellement beau! Comme une première neige chaque fois!

Notes de bas de page

1- Voir l’article de Côté (octobre 2023) : https://lesasdelinfo.com/articles/2330

2- Les plectrophanes sont de petits oiseaux de l’Arctique qui migrent pour passer l’hiver entre autres dans les champs de la Montérégie : https://animauxduquebec.ca/oiseauxduquebec/plectrophane-des-neiges-Snow-bunting/

3- Le mouvement Critical Mathematics Education propose une réflexion alternative autour des mathématiques et de l’enseignement-apprentissage des mathématiques. À ce sujet, voir les travaux de Skovsmose (1994, 2011, 2023).

4- Pour présenter Hubert Reeves en classe, une capsule vidéo éducative est disponible sur le site de Télé-Québec : https://enclasse.telequebec.tv/contenu/Hubert-Reeves/22490

Références 

Alpe, Y. et Barthes, A. (2013). De la question socialement vive à l’objet d’enseignement : comment légitimer des savoirs incertains? Les Dossiers des sciences de l’éducation, 29, 33-44. https://doi.org/10.4000/dse.95

Barwell, R., Boylan, M. et Coles, A. (2022). Mathematics Education and the Living World: A Dialogic Response to a Global Crisis. The Journal of Mathematical Behavior, 68, 101013. https://doi.org/10.1016/j.jmathb.2022.101013 

Bouchard, J.-F. (2022, 6 septembre). Le réchauffement du climat risque d’affecter la reproduction des plectrophanes des neiges. UQAR-INFO. https://www.uqar.ca/nouvelles/uqar-info/4124  

Chronaki, A. (2000). Des façons de voir les programmes d’études de mathématiques et les programmes de formation des maîtres de mathématiques : à la recherche d’un discours? Éducation et francophonie, 28(2), 121-147. https://doi.org/10.7202/1080449ar  

Côté, L. (2023, 2 novembre). L’Europe dit non aux paillettes! Les As de l’info. https://lesasdelinfo.com/articles/2330  

UNESCO. (2023). Des maths pour agir : accompagner la prise de décision par la science. UNESCO. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000384607 

Emmer, M. (2012). Imagine Math : Between Culture and Mathematics. Springer. https://link.springer.com/book/10.1007/978-88-470-2427-4

Frankenstein, M. (2009). Developing a Critical Mathematical Numeracy through Real Real-Life Word Problems. Dans L. Verschaffel, B. Greer, W. Van Dooren et S. Mukhopadhyay (dir.), Modelling Verbal Descriptions of Situations (p. 111-130). Brill. https://www.researchgate.net/publication/288947814  

GIEC. (2023). AR6 Synthesis Report: Climate Change 2023. https://doi.org/10.59327/IPCC/AR6-9789291691647  

Hauge, K. H. et Barwell, R. (2017). Post-Normal Science and Mathematics Education in Uncertain Times: Educating Future Citizens for Extended Peer Communities. Futures, 91, 25-34. https://doi.org/10.1016/j.futures.2016.11.013  

Homier, M. (2022). Connaissances mobilisées lors de l’intégration de l’approche subjective dans l’enseignement des probabilités : récit d’une collaboration avec deux enseignantes du 3e cycle du primaire [mémoire de maitrise, Université de Sherbrooke]. Savoirs UdeS. https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/19945 

Morin, E. (1999). Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. UNESCO, Éditions du Seuil. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000117740_fre 

Nédelec, L. et Molinatti, G. (2018). Démarche d’enquête et éducation aux incertitudes : le dispositif des scénarios du futur. Dans J. Simonneaux (dir.), La démarche d’enquête. Une contribution à la didactique des questions socialement vives (p. 65-81). Educagri. https://doi.org/10.3917/edagri.simon.2018.01.0065 

Renert, M. (2011). Mathematics for Life: Sustainable Mathematics Education. For the Learning of Mathematics, 31(1), 20-26. https://www.jstor.org/stable/41319547 

Skovsmose, O. (1994). Towards a Critical Mathematics Education. Educational Studies in Mathematics, 27(1), 3557. https://www.jstor.org/stable/3482665  

Skovsmose, O. (2011). An Invitation to Critical Mathematics Education. Sense. https://doi.org/10.1007/978-94-6091-442-3   

Skovsmose, O. (2023). Critical Mathematics Education. Springer. https://doi.org/10.1007/978-3-031-26242-5