4.2. Qu’en est-il de la pédagogie par le jeu?
La pédagogie par le jeu ou la pédagogie ludique s’inscrit dans la perspective de la ludicisation. C’est une approche qui utilise le jeu comme moyen de développement et d’apprentissage (Legendre, 2005). Dans le monde anglophone, elle fait référence aux termes ludic pedagogy (Lauricella et Edmunds, 2022) pedagogy of play ou playful pedagogy (Forbes, 2021, Forbes et Thomas, 2023).
La pédagogie par le jeu met l’accent sur l’importance du plaisir, le caractère ludique et la dimension positive des apprentissages sans pour autant sacrifier la rigueur académique ou intellectuelle en enseignement supérieur (Lauricella et Edmunds, 2022; Nørgård, 2017). Elle favorise le recours à des jeux pour stimuler l’apprentissage et pour enseigner une discipline. En ce sens, cette pédagogie vise à favoriser des apprentissages authentiques dans un contexte ludique et amusant. (Beames et Brown, 2016).
La pédagogie ludique allie le sérieux de la pédagogie à la lucidité du jeu. Elle vise à soutenir, à travers mots et actions, l’acquisition des connaissances, le développement des compétences ou des attitudes de manière interactive et engageante. Contrairement aux jeux traditionnels, où l’accent est mis sur le divertissement, ici, l’apprentissage est au cœur du processus et le plaisir de jouer reste un élément essentiel pour maintenir l’engagement des personnes participantes.
Bien que l’utilisation du jeu comme méthode pédagogique soit davantage associé à l’enfance, la pédagogie par le jeu gagne en importance dans la formation des personnes adultes et commence à s’imposer comme un champ de recherche à part entière (Whitton, 2018, 2022). En effet, depuis une dizaine d’années, on assiste à différentes initiatives de personnes enseignantes et personnes chercheures provenant des États-Unis et de l’Europe qui mettent de l’avant les potentialités pédagogiques du jeu en enseignement supérieur (Dearybury et Jones, 2020; Forbes, 2021; James et Nerantzi, 2019; Langan et Smart, 2018; Nørgård et al., 2017; Sicart, 2014; Whitton et Moseley, 2019; Whitton, 2022).
De plus, différents regroupements de membres de corps professoral et de communautés de pratique se consacrent à l’étude du jeu comme pratique pédagogique et comme modalité de recherche. Des conférences, des formations, des séminaires sont aussi disponibles pour permettre d’expérimenter différentes innovations pédagogiques centrées sur le jeu. Voici quelques exemples de regroupements:
Regroupement des personnes enseignantes et personnes chercheures aux États-Unis
Conférence Jouer pour apprendre une révolution pédagogique
De plus, plusieurs personnes chercheures ont fourni des arguments pour soutenir et légitimer l’utilisation d’activités ludiques chez les personnes étudiantes adultes (James et Nerantzi, 2019; Norgard et al., 2017 ; Swank, 2012), le jeu devenant un levier pour soutenir l’apprentissage à tous les niveaux d’enseignement (James et Nerantzi, 2019; Moseley et Whitton, 2014). En particulier, des recherches menées en contexte universitaire ont démontré que la pédagogie ludique favorise le développement de compétences relationnelles telles que l’empathie et la considération (Anderton et King, 2016), qu’elle contribue à la motivation et à l’engagement des personnes étudiantes et qu’elle favorise un sentiment de cohésion au sein d’un groupe (Forbes, 2021; James et Brookfield, 2014; Sauvé et al., 2007). Pour d’autres, le jeu favorise les habiletés de coopération, de communication et de relations humaines (Sauvé et al., 2007). En outre, l’aspect ludique d’un enseignement lui donne un côté plaisant, attirant et renforce l’intérêt des personnes étudiantes (Pellon et al., 2020). Par exemple, les activités brise-glace et les jeux coopératifs permettent de stimuler les interactions entre les personnes étudiantes et de les encourager à s’engager affectivement dans leur formation (Forbes, 2021; Forbes et Thomas, 2022).
La pédagogie ludique s’inscrit dans le courant des pédagogies actives en enseignement supérieur. Elle met l’accent sur la participation active de la personne étudiante, la motivation intrinsèque et l’apprentissage expérientiel (Forbes, 2021 ; Lauricella et Edmunds, 2022). En général, les activités ludiques visent à favoriser la participation et les interactions tout en suscitant la joie, l’amusement et le rire. (Koeners et Francis, 2020; Whitton, 2018). C’est une occasion pour la personne enseignante d’accorder une place à la dimension affective des apprentissages (Jensen et al., 2021 ; Koeners et Francis, 2020). Cette manière d’enseigner permet, entre autres, de créer un environnement d’apprentissage moins stressant et agréable pour la personne étudiante comme pour la personne enseignante et ce, tout en favorisant l’engagement, la motivation et l’apprentissage.
Des modèles conceptuels associés à la pédagogie par le jeu
Différents modèles conceptuels émergent d’études récentes sur la pédagogie par le jeu ou la pédagogie ludique en enseignement supérieur, en voici trois exemples distincts qui font références à plusieurs notions qui ont été abordées dans les chapitres précédents du manuel.
Le modèle de Lauricella et Edmunds (2022) (Ludic pedagogy framework)
Lauricella et Edmunds (2022) ont proposé un modèle pour décrire ce qu’est la pédagogie ludique en contexte d’enseignement supérieur. Selon ces auteurs, mettre en œuvre une pédagogie ludique dans le contexte d’un cours n’implique pas nécessairement que les personnes enseignantes aient des talents d’humoriste, et ce, bien que certaines d’entre elles puissent faire preuve de grande créativité. La pédagogie ludique s’adresse à la fois aux personnes enseignantes extraverties et introverties et le modèle proposé s’adresse à toutes les personnes qui souhaitent soutenir l’engagement et la réussite des personnes étudiantes. C’est pourquoi les auteurs soulignent avec justesse que la pédagogie ludique englobe de nombreuses autres perspectives et pratiques qui partagent le même espace conceptuel. La figure suivante présente une illustration de leur modèle intitulé Ludic pedagogy framework.
Le modèle Lauricella et Edmunds (2022) s’articule autour de quatre éléments: le plaisir, le jeu (jouer), l’attitude ludique et la positivité ou l’optimisme. Il vise à soutenir la motivation intrinsèque des personnes étudiantes et c’est là qu’il peut sans doute avoir le plus d’impact. L’objectif premier est de transformer l’expérience d’apprentissage, qui dépend de motivations externes, en une expérience qui est auto-initiée et basée sur des récompenses personnelles inhérentes à l’expérience d’apprentissage en elle-même. Voici quelques précisions sur chacun des éléments du modèle.
Le plaisir
Pour Lauricella et Edmunds, le plaisir motive les personnes étudiantes à participer, à s’engager dans les éléments ludiques et donc à s’investir dans une expérience d’apprentissage amusante. Le plaisir ajoute certes de l’excitation au processus d’apprentissage mais, selon les auteurs, le plaisir va bien au-delà pour inclure, par exemple, l’amusement, la curiosité, l’expérimentation, l’engagement et le rire. Le plaisir peut aussi se traduire par des liens entre les personnes étudiantes. Il peut aussi s’agir de la passion d’une personne enseignante pour la matière enseignée.
En s’appuyant sur McManus et Furnham (2010), les auteurs font remarquer que l’expérience du plaisir est intrinsèquement subjective. Ainsi, il importe de considérer que le plaisir est perçu différemment par chaque personne et qu’on ne peut pas forcer une personne étudiante ou un groupe à s’amuser. La personne enseignante ne peut donc que créer les conditions dans lesquelles les personnes étudiantes sont susceptibles d’éprouver du plaisir. Il peut s’agir de surprendre ou d’innover à l’aide d’une modalité pédagogique originale, inattendue ou différente.
Le jeu (jouer)
Afin d’illustrer la signification qu’ils accordent au jeu et à l’acte de jouer, Lauricella et Edmunds ont adopté la définition proposée par Van Vleet et Feeney (2015) “ Play is an activity that is carried out for the purpose of amusement and fun, that is approached with an enthusiastic and in-the-moment attitude, and that is highly-interactive” (p. 632) (Jouer est une activité menée dans un but d’amusement et de plaisir, abordée avec une attitude enthousiaste et selon le moment présent, et qui est hautement interactive, traduction libre).
L’attitude ludique
D’une part, l’attitude ludique de la personne enseignante permet de créer un environnement plus propice à l’apprentissage et au plaisir. D’autre part, les personnes étudiantes qui participent avec enthousiasme aux activités ludiques proposées en classe seront plus mobilisées face à leurs apprentissages (Guitard et al., 2005). Bien qu’il soit difficile d’influencer directement l’attitude des personnes étudiantes, les personnes enseignantes qui adoptent une attitude ludique de manière authentique sont susceptibles d’encourager un état d’esprit similaire chez les personnes dans leur classe.
La positivité ou l’optimisme
La positivité (optimisme) est utilisée pour décrire une attitude positive ou une approche constructive face aux défis. Il s’agit d’un état d’esprit qui permet de prendre les choses du bon côté ou d’éprouver des émotions positives. En ce sens, la personne adopte un comportement positif et profite des expériences agréables vécues en classe. En particulier, cela signifie d’incarner la positivité dans sa manière d’être en classe, dans sa façon d’aborder son travail ou dans la manière de s’engager avec les autres dans des situations d’apprentissage.
Une attitude positive peut être soutenue de différentes manières au sein d’un groupe classe. La plus évidente est lorsqu’une personne enseignante sert de modèle et qu’elle fasse elle-même preuve d’émotions positives en étant, par exemple, enthousiaste, accueillante ou engageante. Le fait de donner l’exemple d’une attitude positive à l’égard de l’apprentissage et de la classe contribuera grandement à aider les personnes étudiantes à faire de même.
Les quatre éléments du modèle de pédagogie ludique que sont le plaisir (motivation), jouer/le jeu (activité), l’attitude ludique (attitude) et la positivité (affect) sont étroitement liés et complémentaires. Ensemble, ces éléments peuvent créer un environnement qui rend l’apprentissage plus agréable.
Le modèle de Forbes (2021) : Le Playful Learning Process
Le modèle du Playful Learning Process a été élaboré dans le cadre d’une étude phénoménologique menée par Lisa K. Forbes (2021) de l’Université du Colorado. L’étude visait à explorer le sens des expériences d’apprentissage par le jeu vécu par une cohorte étudiante inscrite à un cours de relation d’aide.
Son modèle permet une analyse systémique des conditions favorables à l’utilisation d’une pédagogie par le jeu (playful pedagogy) en contexte universitaire. Basé sur une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage, le modèle illustre les conditions à prendre en compte pour optimiser la mise en œuvre d’une pédagogie par le jeu et favoriser les apprentissages chez les personnes étudiantes. Composé de six conditions, il tient compte : 1- de la posture de la personne enseignante (plaisir et jeu) 2- du climat relationnel (sécurité) 3– des obstacles à l’apprentissage 4- de la motivation 5- de l’engagement et 6- de l’apprentissage en profondeur.
Plus spécifiquement le modèle illustre que lorsque le plaisir et le jeu sont intégrés à l’expérience d’apprentissage (même lorsque le jeu n’est pas directement lié au contenu du cours), ils créent de la joie, des rires, de l’excitation et de la nouveauté. Cela génère à la fois un sentiment de sécurité relationnelle et une réduction des obstacles à l’apprentissage. Le jeu contribue au sentiment de sécurité au sein du groupe par le rire, le sentiment de camaraderie et d’appartenance qu’il peut générer. Ce sentiment d’aisance avec les autres permet de créer un climat de confiance, un sentiment de communauté et un environnement de classe humaniste et chaleureux. De plus, l’utilisation du jeu et la sécurité relationnelle permettent de réduire les obstacles à l’apprentissage. Les personnes étudiantes ayant participé à l’étude ont indiqué que le jeu avait réduit leur niveau de stress, d’anxiété et de gêne, ce qui les a aidées à se sentir plus disposées et motivées à apprendre. La pédagogie par le jeu a favorisé l’enthousiasme face à l’apprentissage et le caractère attractif de la matière. Les personnes étudiantes se sentent plus aptes à faire face aux défis d’apprentissage et apprécient davantage le temps passé en classe. Avec une plus grande motivation pour apprendre et un climat d’apprentissage favorable, les personnes étudiantes ont déclaré qu’elles étaient plus enclines à apprendre et qu’elles se sentaient plus à l’aise en classe. Les résultats de l’étude indiquent également que les personnes étudiantes étaient plus à même de fournir des efforts, de prendre des risques et de s’ouvrir à des commentaires constructifs. Le dispositif ludique a contribué aux apprentissages en profondeur, et ceux-ci ont été perçus comme étant personnalisés et significatifs.
La pédagogie ludique selon Whitton
Whitton (2018, 2022) propose une conception plus générale de la pédagogie ludique qui regroupe une variété d’activités et d’approches ludiques. Celles-ci peuvent faire référence à des outils, à des techniques ou à des moyens de mise en relation (Whitton, 2018).
Les outils : Les outils sont des « objets, artefacts et outils technologiques (ne se limitant pas à la technologie numérique) qui témoignent de l’existence d’un environnement d’apprentissage ludique et qui peuvent être utilisés pour encourager la participation des personnes étudiantes aux activités » (p. 101). Essentiellement, ces artefacts ludiques sont des objets qui représentent un jeu et qui placent les personnes participantes dans une situation où les moyens de mise en interaction habituels ne s’appliquent pas nécessairement.
Attention: ces symboles ludiques ne sont pas universels, mais subjectifs et sujets à l’interprétation personnelle et culturelle de chaque personne.
Les techniques : les techniques ludiques font référence à des modalités pédagogiques actives de nature plus ludique telles que l’utilisation du jeu de rôle, du théâtre, la simulation, la résolution de problèmes etc. Il s’agit également d’approches ludiques telles que l’utilisation de jeux traditionnels, d’activités brise-glace, des jeux d’évasion, d’approches créatives telles que le bricolage, le modelage et la création.
Les moyens de mise en relation sont des « stratégies ou des mécanismes qui ajoutent un caractère ludique à la situation d’apprentissage. Il s’agit d’éléments qui peuvent engager les personnes étudiantes de différentes manières sur le plan émotionnel, par exemple en stimulant la curiosité et l’émerveillement à l’aide du mystère ou de la magie, en créant des défis à l’aide de badges et de compétitions, en suscitant l’empathie par le biais d’une histoire et d’un périple avec un personnage, en suscitant l’inattendu par le biais de la surprise ou de l’utilisation du hasard, ou en suscitant le plaisir par le biais de l’humour ou de la fantaisie.