2 Les étapes à suivre et les erreurs à éviter

Motivation et objectifs d’apprentissage

Vous êtes employé au ministère des Transports, et on vous demande de réaliser une mise à jour d’une ACA du projet de construction d’un pont pour traverser le Saguenay entre Baie‑Sainte‑Catherine et Tadoussac (voir l’encadré ci-dessous pour plus de détails sur le projet).

Comment allez-vous procéder pour effectuer la mise à jour ? Quelles sont les étapes à suivre ? Si le gouvernement fédéral finance une partie du projet, cela aura-t-il un impact sur la rentabilité sociale du projet ? Comment évaluer la qualité de l’ACA qui a déjà été réalisée ?

À la fin de ce chapitre, vous pourrez :

  1. Comprendre, de manière générale, les différentes étapes à suivre pour réaliser une ACA ;
  2. Analyser l’impact de la définition de l’horizon spatial sur les résultats d’une ACA ;
  3. Repérer les erreurs fréquemment rencontrées dans les ACA.

La construction d’un pont entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac[1]

Le système de traversiers entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac pour franchir le Saguenay crée une discontinuité sur la route 138 et allonge le parcours d’une trentaine de minutes comparativement à ce que serait une liaison avec un pont. Cela nuit au développement de la Côte-Nord et pose un problème de sécurité, en favorisant des manœuvres dangereuses à l’approche de la traverse par certains conducteurs qui ne veulent pas manquer le bateau (« syndrome de la traverse »). Une ACA publiée en 2009 examine les coûts et les avantages d’un pont suspendu à quatre voies de 1,35 km. Dans cette ACA, la valeur actualisée des coûts en 2006 est estimée à 704 millions de dollars, et les avantages à 614 millions de dollars.
Figure 2.1 Carte des lieux du projet de pont (source: Google Earth)

2.1 L’ACA en 7 étapes

La démarche pour réaliser une ACA peut se diviser schématiquement en 7 étapes. Le Tableau 2.1 présente une vision synthétique des étapes, des principaux éléments à considérer pour chacune d’elles et des liens avec la suite de ce manuel. Il est à noter qu’une partie importante du manuel porte sur la construction du cadre de l’analyse (étape 2), qui permet d’identifier les impacts pertinents.

Tableau 2.1 Démarche en 7 étapes pour réaliser une ACA
Les étapes Les éléments à aborder Chapitres pertinents
1. Description du contexte, du projet et de l’état des connaissances
  • Contexte
    •  Historique
    •  Problématique
    • Cadre légal
    • Alternatives considérées
    • Justifications du projet
  • Projet :
    • Scénarios à l’étude
    • Horizons temporel et spatial
  • État des connaissances
Chapitres 1 à 3
2. Établir le cadre d’analyse pour identifier les impacts pertinents
  • Impacts potentiels
  • Parties prenantes pertinentes
  • Cadre d’analyse
  • Tableau des coûts et des avantages
    • Approche par partie
    • Approche sociale
Chapitres 4,5 et 7 à 10
3. Quantification des impacts sur l’horizon temporel
  • Pour chaque scénario, quantifier en unités naturelles les variables applicables sur la durée d’analyse.
  • Établir et justifier les effets causaux du projet sur les variables d’intérêt.
Non directement traité dans ce manuel
4. Valorisation monétaire des impacts
  • Déterminer et justifier le choix des « prix » pour procéder à la valorisation des impacts.
Chapitres 7 à 16
5. Actualisation des impacts, calcul de la Valeur Actualisée Nette (VAN)
  • Choix et justification du taux d’actualisation
Chapitres 6 et 17
6. Analyse de sensibilité
  • Analyse par paramètre, par scénario ou analyse de Monte‑Carlo
Chapitre 18
7. Rédaction du rapport et recommandations
  • Le rapport doit contenir les informations nécessaires permettant de reproduire les résultats.
  • Application des règles de décisions et émettre des recommandations.
Chapitres 6 et 19

Avant de décrire plus en détails ces étapes, deux mises en garde s’imposent :

  1. Les 7 étapes proposées suivent approximativement l’ordre chronologique du travail à effectuer. Cependant, la démarche se fait rarement de manière linéaire, puisque l’analyste travaille souvent à plusieurs étapes en même temps. De plus, les progrès réalisés à une étape peuvent exiger de revoir le travail effectué à une étape précédente. Par exemple, la recherche des données disponibles pour accomplir les étapes 3 et 4 peut amener l’analyste à revoir le cadre de son analyse (étape 2) ou sa revue des connaissances (étape 1).
  2. Les étapes proposées décrivent un plan de travail et non la structure du rapport de l’ACA. Plusieurs des éléments décrits dans la démarche doivent être présentés dans le rapport, mais pas nécessairement dans le même ordre. De plus, la démarche de travail mène parfois à des détours ou même à des erreurs qui ne doivent pas être présentés dans le rapport final.

2.1.1. Description du contexte, du projet, de l’horizon et état des connaissances

Le contexte

L’analyse du contexte comprend, notamment :
  • L’historique du projet et les démarches ayant mené à soumettre le projet à une ACA ;
  • Les problématiques (ou les besoins) auxquelles le projet tente de répondre ;
  • Le cadre légal dans lequel le projet s’inscrit;
  • Les alternatives d’interventions qui ont été considérées, mais qui n’ont pas été retenues ;
  • La ou les justifications de l’intervention des pouvoirs publics dans le projet. Il faut se questionner particulièrement sur les raisons économiques de celle-ci (voir le chapitre 3).
Dans notre exemple de l’ACA du pont sur le Saguenay, les principaux éléments du contexte sont les suivants :
  • L’ACA s’inscrit dans une analyse d’impact intégrée comprenant une analyse de faisabilité technique, une analyse d’impact sur l’environnement et une analyse des retombées socioéconomiques ;
  • La problématique vient de la discontinuité de la route 138 causée par le système de traversiers qui rallonge les temps de déplacement et entraîne des comportements dangereux ;
  • Plusieurs autres tracés possibles d’un pont ainsi que certaines options alternatives (par exemple, l’augmentation de la fréquence des traversiers) ont été étudiés et rejetés lors d’une étude d’opportunité antérieure.
Le projet prévoit que les pouvoirs publics financeront entièrement l’infrastructure. Il faut donc trouver les arguments économiques qui pourront justifier que l’État finance une telle infrastructure, d’autant plus que des arrangements alternatifs sont possibles (par exemple, un partenariat public-‑privé ou la prise en charge du projet par l’entremise d’un concessionnaire privé)[2].

Le scénario de référence

Généralement, le scénario de référence se définit comme la situation de statu quo, c’est-à-dire sans la réalisation du projet. Il faut cependant être conscient que cela ne signifie pas nécessairement « ne rien faire » ou une situation à « coût nul ». En effet, l’absence de mesure n’est peut-être pas possible, surtout si l’horizon temporel est long. Dans notre exemple de pont, le scénario de référence est le maintien du système de traversiers, mais comme l’analyse s’effectue pour une durée de quarante ans, il faut tenir compte du fait que les traversiers devront être remplacés au cours de cette période, ce qui impliquera des coûts. Si le pont est construit, on évite ces coûts, ce qui constitue un avantage du projet.

Établir le scénario de référence est souvent aussi complexe qu’esquisser le scénario comportant le projet. Par exemple, une ACA sur l’imposition de normes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre des automobiles doit établir quelle sera l’évolution de la composition du parc automobile en l’absence de normes. On comprend que cela sera complexe si la période d’analyse s’étend sur 20 ans.

Le scénario ou les scénarios comportant le projet

Il est important de décrire en détail le projet et ses différentes composantes (voir le Tableau 2.2 dans le cas du pont). Plusieurs scénarios comportant le projet peuvent être comparés dans une même ACA. Les différentes options peuvent comprendre des projets de tailles différentes (par exemple, construire un pont à 2, 4 ou 6 voies). Il peut s’agir du même projet, mais réalisé selon un échéancier différent. Certaines options peuvent également former des combinaisons d’autres options ou un statu quo amélioré (par exemple, maintenir le système de traversiers, mais avec une offre de service renforcée).
Tableau 2.2 Présentation des scénarios de l’ACA du pont traversant le Saguenay
Scénario de référence Scénario avec le pont
  • Maintenir l’exploitation de la traverse selon l’horaire actuel à trois navires
  • Remplacement des navires à la fin de leur vie utile (un en 2025 et un autre en 2045)
  • Pont suspendu à quatre voies (1350 m)
  • 9 années pour la conception et la construction du pont et des voies d’accès
  • Pas de péage
  • Navettes pour les piétons et les cyclistes
  • Durée de vie : 100 ans pour le pont et 30 ans pour la route
Dans certaines circonstances, le « client » qui commande l’ACA imposera la liste des options à étudier. Il fait cependant partie du devoir d’un analyste rigoureux de signaler au client d’autres options qui pourraient être socialement plus rentables.

L’horizon de l’analyse

Il est également important d’expliciter l’horizon de l’analyse, qui comprend deux dimensions :
  • L’horizon temporel ;
  • L’horizon spatial ou l’identification des parties prenantes.

L’horizon temporel

L’horizon temporel est la durée pendant laquelle les coûts et les avantages sont comptabilisés.

Il s’agit souvent d’une question complexe où se mêlent des considérations d’ordres technique et pragmatique. Si le projet comprend la construction d’une infrastructure comme une route, sa durée de vie peut constituer un élément déterminant. Certaines infrastructures ont cependant une durée de vie très longue (le pont du Saguenay est prévu pour durer 100 ans), ce qui pose la difficulté d’établir des prévisions sur un horizon si lointain. Quel sera le volume de trafic qui empruntera le pont dans 50, 75 et 100 ans ? Dans notre étude de cas, les auteurs ont choisi d’utiliser la durée de vie de la chaussée de la route qui traverse le pont, soit une trentaine d’années. À cette durée s’ajoute le temps de construction, de sorte que l’horizon d’analyse a été fixé à 40 ans, soit de 2005 à 2045. Cela signifie qu’à la fin de la période d’analyse, le pont aura encore une valeur, puisqu’il devrait encore pouvoir servir pendant 60 ans, moyennant la réfection de sa chaussée. Il faut donc évaluer la valeur résiduelle de l’infrastructure à la fin de la durée de l’analyse et l’inclure du côté des avantages. La détermination de cette valeur pose des défis comme nous le verrons au chapitre 6.

L’horizon d’analyse s’impose pour certains projets. Par exemple, pour un programme favorisant la réussite scolaire, le projet peut être évalué sur une année, sur une cohorte de participants ou encore sur la durée du programme (voir l’étude de cas au chapitre 23). Généralement, adopter un horizon court assure une meilleure fiabilité des prévisions, mais avec le risque d’ignorer les effets à plus long terme. Ainsi, l’élargissement d’une route permet de réduire la congestion à court terme, mais à plus long terme, il provoque une hausse du trafic (« trafic induit »), de sorte que la congestion réapparaît. Une analyse sur un horizon court pourrait donc surévaluer les avantages d’un projet.

Dans la pratique

La politique sur l’analyse des coûts-avantages des projets de réglementation fédérale du gouvernement du Canada exige que l’ACA soit réalisée pour une période minimale de 10 ans, à moins que le règlement ne prévoie explicitement une période plus courte.

L’horizon spatial

L’horizon spatial consiste à préciser les limites de la collectivité, c’est-à-dire à déterminer quelles sont les parties prenantes dont le bien-être compte dans l’ACA.

Une ACA ayant un horizon municipal ne prend en compte que les impacts du projet sur les acteurs locaux (résidents, entreprises, organismes et municipalité). Une ACA provinciale, nationale ou universelle comptabilise les impacts du projet sur tous les acteurs de la province, du pays ou du monde.

Rappelons qu’une ACA vise à évaluer les avantages et les coûts sociaux, de sorte que l’étendue de l’horizon spatial doit y être plus générale que dans une analyse de rentabilité privée. Idéalement, l’ACA devrait adopter une perspective universelle. Dans notre étude de cas, les gains de temps procurés par le pont aux touristes étrangers devraient également être comptabilisés dans les avantages. Cependant, en pratique, l’horizon est souvent plus restreint et dépendra du mandataire de l’ACA : l’ACA d’un projet d’infrastructure initié par une ville adoptera probablement une perspective municipale. Il faut toutefois être conscient que les résultats de l’ACA peuvent varier considérablement suivant l’horizon spatial utilisé, comme l’illustre l’exercice 1 à la fin de ce chapitre.

Si le choix est souvent dicté par le mandataire, il est important d’expliciter l’horizon spatial retenu et éventuellement de le justifier. Dans l’ACA du pont du Saguenay, l’horizon n’est pas précisé, mais les résultats suggèrent l’adoption d’une perspective universelle.

Dans la pratique

Lorsqu’un horizon national est utilisé, l’OCDE recommande de tenir compte aussi des impacts sur les non-ressortissants, quand un traité international existe qui contrôle ces impacts ou s’il y a des raisons éthiques de le faire. Par exemple, le Canada a des engagements internationaux pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, de sorte qu’un projet qui émet des émissions doit comptabiliser ce coût en utilisant le coût social d’une tonne de carbone. Celui-ci mesure le dommage additionnel sur l’ensemble de la planète causé par une tonne supplémentaire émise dans l’atmosphère (voir le chapitre 16). De même, un projet qui réduit la traite humaine devra prendre en compte, pour des raisons éthiques, des avantages pour toutes les personnes affectées, peu importe leur lieu de résidence.

Le guide d’analyse avantages-coûts pour le Canada fournit d’autres balises, notamment pour déterminer si une entité commerciale est véritablement canadienne. De même, le guide précise que les impacts qui résultent d’actes illégaux et qui touchent le bien-être de la partie qui enfreint la loi ne doivent pas être pris en considération dans l’ACA. Par exemple, un programme de lutte contre le vol ne doit pas comptabiliser la perte de bien-être des voleurs, mais il doit prendre en compte l’avantage pour les victimes.

L’état des connaissances

Lorsqu’on réalise une ACA, il est impératif d’effectuer une synthèse des ACA qui existent déjà sur les projets comparables. D’autres types d’analyses peuvent aussi être instructifs, comme des études de faisabilité, des analyses financières ou des études d’impacts. Un état des connaissances et une revue de la documentation permettent d’identifier les impacts, de cerner les enjeux méthodologiques, de documenter les valeurs attribuées à certains paramètres et d’aider à la validation externe des résultats. Évidemment, il est important de conserver un esprit critique face aux études qui existent, afin d’éviter de perpétuer des erreurs. Les méta-analyses, c’est-à-dire les revues des connaissances systématiques, quantitatives et reproductibles constituent les sources à privilégier, surtout si elles ont été publiées dans des revues ayant un processus d’évaluation par les pairs.

Dans l’ACA du pont, les auteurs ont passé en revue différents cas réels de projets comparables, ce qui leur a permis de conclure que le remplacement d’un système de traversiers par un pont entraîne en moyenne un accroissement des traversées de 18 % à 25 %.

2.1.2. Établir le cadre de l’analyse pour identifier les impacts pertinents

La liste des impacts

L’analyste commence par établir une liste exhaustive des impacts positifs et négatifs du projet. Il lui faut notamment recenser les effets mis en avant par:

  • Les partisans et les opposants du projet ;
  • La revue des connaissances ;
  • Les experts.

Si la liste doit être la plus exhaustive possible, il faut cependant éviter d’y inclure les impacts qu’on sait a priori négligeables. Par exemple, le projet de pont entraînera l’abattage d’arbres, mais la quantité est infime par rapport au milieu considéré. Rappelons également que l’ACA est une analyse partielle qui se concentre sur les impacts causés par un projet sur un nombre limité de marchés. Il faut donc éviter d’inclure des impacts diffus.

Tous les impacts identifiés ne sont pas nécessairement à prendre en compte dans l’ACA. Le cadre d’analyse permet justement de préciser quels sont les effets vraiment pertinents. Mais la liste initiale est utile pour deux raisons. D’une part, elle empêche de passer à côté d’effets pertinents. D’autre part, elle facilite la préparation d’un argumentaire pour expliquer pourquoi certains effets mis en avant par les partisans ou les opposants ne sont pas explicitement pris en compte dans l’ACA du projet. Ainsi, les partisans du pont font miroiter les retombées économiques lors de sa construction comme argument en faveur du projet, mais comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 1, ces retombées ne sont pas additionnelles, puisque les fonds investis dans le pont pourraient être placés dans un autre projet qui génèrerait également des retombées.

Les parties prenantes concernées

Il est également nécessaire d’identifier les parties prenantes concernées, c’est-à-dire les groupes ou les catégories d’agents qui font partie de l’horizon spatial et qui subiront un impact si le projet est réalisé. Dans le cas du pont, les parties prenantes sont :

  • Les usagers qui doivent traverser le Saguenay ;
  • L’État qui paie pour l’infrastructure ;
  • L’opérateur des traversiers qui verra ses opérations réduites ;
  • Les personnes qui subissent des impacts environnementaux négatifs, souvent désignées sous le terme de « tiers », lorsqu’il est difficile de les identifier précisément.

L’ACA doit se concentrer sur les parties prenantes qui subissent un impact sérieux. En d’autres termes, l’analyste doit faire preuve de jugement et éviter d’inclure des parties qui subissent des conséquences négligeables. Il n’est pas non plus nécessaire d’intégrer les parties qui reçoivent un avantage qui est entièrement compensé par un coût. Dans notre exemple, l’entreprise choisie pour construire le pont n’est pas considérée comme une partie prenante, car on suppose qu’il y aura un processus d’appel d’offres concurrentiel. Dans cette situation, les revenus qu’elle perçoit pour construire le pont compensent exactement ses coûts économiques[3]. L’effet net du projet sur cette partie est nul, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de l’inclure dans l’ACA.

Le cadre d’analyse

Le cadre d’analyse vise à identifier les impacts appropriés à inclure dans l’ACA grâce aux outils de la microéconomie. Le cadre doit notamment :

  • Identifier les marchés concernés par le projet ;
  • Analyser comment ceux-ci seront affectés par le projet, en comparant leur état dans le scénario de référence avec celui du projet ;
  • Établir la stratégie de valorisation en tenant compte des données disponibles.
Le cadre d’analyse doit donc permettre de distinguer les impacts qui doivent être pris en compte dans l’ACA et ceux qui ne le doivent pas. Parmi les effets à ignorer dans l’ACA, il y a ceux qui sont déjà pris en compte autrement dans l’analyse et ceux qui ne sont pas vraiment additionnels.

Les effets déjà pris en compte

Nous verrons, au chapitre 5, que les impacts peuvent être classés comme primaires, secondaires et induits. Nous constaterons aussi que l’ACA doit essentiellement porter sur les effets primaires, et que les effets secondaires ne sont souvent qu’un reflet des effets primaires. Il existe donc un risque de double comptage, si l’analyste inclut dans l’ACA, sans réfléchir, l’effet primaire et l’effet secondaire qui y est associé.

Dans le cas du pont, il y aurait double comptage si l’ACA additionnait les gains de temps des camionneurs et la baisse des coûts des entreprises de transport routier. Il risque aussi d’y avoir double comptage si l’ACA inclut les gains de temps des touristes et la hausse des dépenses de tourisme dans la région. Nous reviendrons plus en détail sur ces aspects au chapitre 12.

Les effets qui ne sont pas additionnels

Comme nous l’avons indiqué au chapitre 1, l’ACA ne prend en compte que les impacts qui sont spécifiquement engendrés par le projet. En d’autres termes, il faut ignorer les effets qui ne sont pas additionnels. C’est notamment souvent le cas des effets induits (les retombées) d’un projet.

Dans certains projets, le cadre d’analyse est facile à établir, parce que les impacts sont évidents ou parce qu’il existe déjà de nombreuses ACA examinant des projets comparables. On trouve d’ailleurs des guides de procédure et des logiciels pour les applications courantes, notamment dans le domaine des transports ou de la santé[4]. Cependant, dans d’autres types de projets, les impacts sont beaucoup moins évidents, et les études existantes rares. Dans ces cas, l’étape de conception du cadre d’analyse peut alors s’avérer délicate.

Une bonne partie de la suite de ce manuel est consacrée à expliquer le cadre d’analyse de différents types de projets, dont celui de notre exemple du remplacement des traversiers par un pont. Ces exemples permettent de comprendre les procédures proposées par les guides et les logiciels existants, mais ils contribuent aussi à créer les bons réflexes pour concevoir des ACA dans des contextes plus complexes.

La qualité du cadre de l’analyse est souvent un déterminant de la validité de l’ACA. Trop souvent, des ACA sont menées sans cadre conceptuel ou avec un cadre inadéquat, ce qui peut mener à des erreurs importantes.

Tableau des coûts et des avantages

Ultimement, le cadre d’analyse doit permettre d’établir un tableau des coûts et des avantages pertinents. Nous verrons, au chapitre 5, que le cadre d’analyse et le tableau peuvent se concevoir d’après deux approches :

  1. L’approche sociale ou collective, qui identifie uniquement les coûts et les avantages pour la collectivité de référence ;
  2. L’approche par partie, qui répertorie les coûts et les avantages pour chacune des catégories d’agents qui font partie de la collectivité de référence.

Ces deux approches doivent aboutir à la même VAN, mais ce qui les distingue est le traitement des transferts et les flux financiers entre les parties.

  • Un transfert est un impact qui représente un paiement pour une partie prenante et un revenu pour une autre partie prenante, sans qu’il n’y ait de contrepartie sous forme de biens ou de services économiques pour celle qui paie.
  • Les flux financiers entre les parties prennent la forme d’un paiement pour l’une des parties prenantes et d’un revenu pour l’autre, en échange d’un bien ou d’un service. Il est essentiel de noter qu’en ce qui concerne les flux financiers, une contrepartie est présente, ce qui implique que les impacts réels, c’est-à-dire les avantages et les coûts associés au bien ou au service, doivent être pris en compte dans l’ACA.
Les transferts et les flux financiers ne font que déplacer les coûts (ou les avantages) entre des parties prenantes, de sorte qu’ils n’ont pas d’effet sur la Valeur Actualisée Nette (VAN).

Le Tableau 2.3 présente les impacts du pont d’après l’approche sociale, alors que le Tableau 2.4 illustre l’approche par partie.

Tableau 2.3 Avantages et coûts du projet de pont (approche sociale)
Les avantages sociaux Les coûts sociaux
Valeur des gains de temps des déplacements
Coûts de construction
Réduction des coûts d’utilisation des véhicules
Coûts d’acquisition des terrains
Réduction des coûts liés aux émissions polluantes
Coûts de transition
Réduction des coûts associés aux accidents
Coûts d’entretien et frais d’exploitation de la navette
Élimination des coûts d’immobilisation et d’opération des traversiers
Dommages environnementaux créés par le pont
Valeur résiduelle du pont à la fin de la période
Atténuation du sentiment d’isolement de la population de la Côte-Nord
En italique, des impacts pertinents, mais qui ne sont pas valorisés, car trop diffus et difficiles à évaluer.
L’approche sociale ne tient tout simplement pas compte des transferts et des flux financiers, tandis que l’approche par parties les documente. Dans le Tableau 4, nous observons une réduction des subventions gouvernementales à la Société des traversiers à la suite à la mise en place du pont, ce qui constitue un flux financier. Cette réduction de la subvention engendrant un avantage pour le gouvernement et un coût équivalent pour la Société des traversiers. Il est important de noter que ces flux financiers se compensent, mais ils sont intrinsèquement liés à un impact réel, à savoir la réduction du service des traversiers, dont les conséquences sont prises en compte par la réduction des coûts en immobilisations et des coûts d’exploitation. Nous reviendrons sur ces deux approches dans le chapitre 5.
Tableau 2.4 Les avantages et les coûts du projet de pont sur le Saguenay (approche par partie)
Avantages par partie Coûts par partie
Utilisateurs :
  • Valeur des gains de temps des déplacements
  • Réduction des coûts d’utilisation des véhicules
  • Réduction des coûts des accidents (en partie)
État :
  • Coûts de construction et des terrains
  • Coûts d’entretien et frais d’exploitation de la navette
État :
  • Réduction des subventions à la Société des traversiers du gouvernement à la suite de l’élimination du service
  • Valeur résiduelle
  • Réduction des coûts des accidents (en partie)
Résidents proches :
  • Coûts de transition
Tiers :
  • Réduction des coûts des émissions polluantes
  • Atténuation du sentiment d’isolement de la population de la Côte-Nord
Tiers :
  • Impacts environnementaux négatifs
Société des traversiers :
  • Élimination des coûts d’immobilisation et d’opération des traversiers
Société des traversiers :
  • Réduction des subventions à la Société des traversiers du gouvernement, à la suite de l’élimination du service de traversiers
En rouge, les flux financiers entre des parties.
En italique, des impacts pertinents, mais qui ne sont pas valorisés, car trop diffus ou difficiles à évaluer.
Pour terminer, notons que certains impacts pertinents dans l’ACA d’un projet peuvent ne pas être valorisés, parce qu’ils sont diffus ou difficiles à évaluer. C’est le cas, dans notre exemple, de l’avantage lié à l’atténuation du sentiment d’isolement des résidents de la Côte-Nord. Il est néanmoins important de les mentionner dans les tableaux, même s’ils ne sont pas valorisés. L’analyse des résultats doit également en tenir compte.

2.1.3. Quantifier en unités naturelles les impacts sur l’horizon du projet

Conceptuellement, la valorisation d’un impact correspond à un produit :
Impact en $ = Impact (en unités naturelles) x Prix ou Valeur (en $ par unité naturelle)

Un projet de barrage permettrait, par exemple, de produire une quantité d’hydroélectricité Q. L’avantage de cette production serait le produit de la quantité Q (en kWh) et de la valeur sociale d’une unité supplémentaire d’électricité, soit un « prix » ($/kWh). Nous traiterons du choix du prix à utiliser lors de la prochaine étape. À ce stade, il s’agit d’établir des projections sur les quantités en unités naturelles ou physiques des impacts du projet. De même, pour évaluer les coûts de construction du nouveau barrage, il faut disposer d’une évaluation de la quantité de béton, de travail et des autres intrants nécessaires. Souvent, l’analyse dispose directement des données sur les coûts, grâce à l’analyse technique et financière du projet. Il est cependant parfois nécessaire d’ajuster ces coûts, puisqu’il peut exister une différence entre les coûts financiers (c’est-à-dire les dépenses) et les coûts sociaux.

Chaque application exige des variables différentes, de sorte qu’il est difficile d’être plus précis. Dans l’étude de cas du pont, les analystes ont effectué des projections sur l’évolution du nombre de traversées sur l’horizon d’analyse, dans le scénario de référence et dans le scénario avec le pont (voir la Figure 2.2). Celles-ci s’appuient sur l’évolution historique du trafic et sur différentes hypothèses de développement économique de la Côte-Nord. L’impact sur le trafic du pont est estimé en comparant à ce qui a été observé dans d’autres projets comparables.

Figure 2.2 Projections du nombre de traversées au-dessus du Saguenay dans le scénario de référence et le scénario avec le pont (source: Consortium SNC-Lavalin/Genivar, 2009, p. 4-62, reproduit avec l’aimable autorisation du Ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec, tous droits réservés)

Les gains de temps mesurés en heures par année se calculent comme le produit du gain de temps moyen par traversée (1/2 heure) et le volume annuel de trafic estimé. La valorisation de cet impact sera discutée dans la prochaine sous-section.

2.1.4. La valorisation des impacts

Une fois les impacts quantifiés en termes physiques, il faut déterminer les prix à utiliser pour établir leur valorisation monétaire. Une partie de ce manuel porte sur cet aspect précis. Le « prix » doit refléter la valeur sociale de l’extrant produit ou de l’intrant utilisé. Nous verrons que, sous certaines conditions, la valorisation peut s’effectuer en utilisant les prix en vigueur sur les marchés concurrentiels. Dans ce cas, l’analyse est très simple, puisqu’il suffit de multiplier la quantité par le prix du marché. Par exemple, la valorisation des pierres de remblayage nécessaires pour construire le nouveau barrage pourrait simplement être le prix d’une tonne de pierre sur le marché multiplié par la quantité employée, soit la dépense pour l’achat de cet intrant.

Comme nous l’avons déjà indiqué dans le chapitre 1, les marchés présentent parfois des distorsions, de sorte que le prix ne reflète pas adéquatement le coût ou l’avantage social. Dans ces cas, il est nécessaire d’avoir recours à des prix de référence ou « prix implicites » (shadow prices). Il s’agit de corriger les prix du marché, afin de tenir compte des distorsions. La valorisation du ciment utilisé pour construire le barrage devrait probablement tenir compte des coûts environnementaux liés à la production de cet intrant. Aussi, si le marché des services d’ingénierie n’est pas concurrentiel, le prix payé est peut-être supérieur au coût social de cet intrant. Il faut alors corriger le prix du marché pour tenir compte de cette distorsion.

Enfin, il y a aussi des effets intangibles (ou hors marché) pour lesquels il n’existe pas de marché, donc pas de prix explicites. Si un nouveau barrage perturbe des écosystèmes, cela engendre des coûts environnementaux. Mais il n’existe pas de « marché » des écosystèmes pouvant nous aider à déterminer la valeur d’un hectare d’écosystème. Nous verrons dans la partie 3 de ce manuel plusieurs techniques pour établir la valeur sociale des biens non marchands.

Dans notre étude de cas, les gains de temps pour les déplacements des camions sont directement valorisés avec le salaire brut des chauffeurs, soit le prix du marché. Pour les automobilistes, la valeur du temps dépend du motif du déplacement, puisque cela affecte le coût de renonciation du temps. Par exemple, le temps de déplacement pour se rendre au travail est valorisé au salaire net, alors que le temps lié à des déplacements de loisirs est valorisé avec une valeur nettement plus basse (voir le chapitre 16 pour plus de détails sur la valorisation du temps). Les avantages liés à la réduction des accidents mortels exigent d’établir la valeur d’une vie sauvée.

2.1.5. L’actualisation des impacts

Nous verrons en détail dans le chapitre 6 les techniques et les formules associées au processus d’actualisation. L’actualisation a pour but d’agréger à un point du temps des impacts qui se déroulent à différents moments. En effet, un impact évalué en dollars de 2020 ne peut être comparé directement à un impact évalué en dollars de 2040. Il faut d’abord tenir compte de l’inflation, soit la dérive générale des prix. Dix dollars aujourd’hui ne permettent plus d’acheter ce qu’il était possible d’acquérir il y a 10 ans.  Mais l’actualisation vise surtout à intégrer un autre aspect crucial: le coût de renonciation.
L’actualisation permet de prendre en compte le coût de renonciation des ressources investies dans un projet, c’est-à-dire le rendement auquel la société renonce en investissant dans ce projet.

Un taux d’actualisation de 3 % signifie que les fonds investis dans le projet pourraient enregistrer un rendement de 3 % s’ils étaient utilisés autrement. Les formules d’actualisation font en sorte que le projet n’aura une Valeur Actualisée Nette (VAN) positive que si sa rentabilité interne est supérieure à 3 %.

Le Tableau 2.5 montre une VAN négative pour le projet de pont du Saguenay en utilisant un taux d’actualisation de 5 %. Le rendement de ce projet est donc inférieur au rendement moyen auquel on renonce en le réalisant.

Tableau 2.5 Les résultats de l’ACA du pont au-dessus du Saguenay
Valeur actuelle

(millions de $ de 2006)

Avantages
Gains de temps 277,6
Réduction des coûts d’utilisation 5,4
Réduction des émissions polluantes
1,4
Amélioration de la sécurité routière
106,3
Évitement de coûts d’immobilisation et d’exploitation de la traverse 148,3
Valeur résiduelle
75,6
Total des avantages
614,6
Coûts
Coût d’immobilisation
637,9
Autres coûts
66,1
Total des coûts
704
Valeur actualisée nette
-89,4
Source : Adapté de Consortium SNC-Lavalin/Genivar, (2009), p. 5-14 et p. 5-15, reproduit avec l’aimable autorisation du Ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec, tous droits réservés.

2.1.6 L’analyse de sensibilité

Le choix des valeurs des paramètres et des prévisions nécessaires pour réaliser une ACA comporte beaucoup d’incertitude. La prévision du nombre de traversées sur un horizon de 40 ans est un exercice incertain. Il est donc essentiel d’analyser les risques et d’évaluer comment la VAN change avec la valeur des paramètres et des prévisions. Trois types d’analyse de sensibilité peuvent être envisagés :

  1. Une analyse par paramètre : il s’agit d’étudier comment la VAN évolue lorsqu’on modifie un paramètre à la fois. Les résultats de ce type d’analyse peuvent se représenter sous la forme d’un diagramme en tornade, comme l’illustre la Figure 2.3 ;
  2. Une analyse par scénario : dans ce cas, plusieurs paramètres sont modifiés simultanément pour définir différents scénarios, par exemple, un scénario de base, optimiste et pessimiste[5] ;
  3. Une analyse par simulation de Monte-Carlo : cette approche est la plus sophistiquée. Elle suppose que les valeurs des paramètres sont des réalisations de tirages aléatoires de distributions statistiques connues. À partir d’un très grand nombre de tirages de valeurs des différents paramètres, il devient possible d’établir la distribution statistique de la VAN. Cette procédure permet, par exemple, d’évaluer la probabilité que la VAN soit positive.
Dans notre étude de cas, l’analyse de sensibilité a été effectuée avec l’approche par paramètre. Il en ressort notamment que la VAN devient positive si le taux d’actualisation est de 4 % ou si la demande de traversée est plus importante que dans le scénario original.
Figure 2.3. Diagramme en tornade pour l’analyse de sensibilité de l’ACA du projet de pont au-dessus du Saguenay (s’appuyant sur le Tableau 5.5, page 5-16 du Consortium SNC-Lavalin/Genivar, 2009)

2.1.7. Rédaction du rapport et recommandation

Le rapport qui présente les résultats d’une ACA ne doit pas nécessairement être organisé selon les sept étapes présentées précédemment, puisqu’elles décrivent plutôt le processus de travail. Généralement, le rapport comprend une description détaillée de la problématique, du projet, des scénarios, des impacts et des résultats. La méthodologie et la justification des hypothèses doivent aussi être exposées, mais les détails plus techniques peuvent être placés en annexe. Le chapitre 19 fournit des balises pour la rédaction d’un rapport d’ACA. Malheureusement, les ACA publiées comportent trop souvent beaucoup d’imprécisions et de zones d’ombre, ce qui compromet sérieusement leur crédibilité.

Le rapport doit être suffisamment détaillé pour que le lecteur puisse évaluer facilement la validité de la démarche et être capable d’en reproduire les résultats.
Le rapport doit conclure par une recommandation sur la rentabilité sociale du projet. Celle-ci doit évidemment être cohérente avec les résultats de l’analyse[6]. Les règles de décision dépendent du contexte. Dans le cas d’une ACA ayant une seule option, la règle est très simple : il faut recommander le projet si la VAN est positive, puisque cela signifie que le projet rapporte plus que ce qu’il coûte par rapport à la situation de référence. Lorsqu’il y a plusieurs options mutuellement exclusives ou lorsqu’il existe une contrainte budgétaire, la règle de décision est un peu différente, comme nous le verrons au chapitre 6.

2.2. Évaluer la qualité d’une ACA

L’évaluation de la qualité d’une ACA commence en déterminant qui l’a financée et la crédibilité de ses auteurs. Ces indications devraient normalement être explicites dans le rapport. Elles nous permettent d’être vigilants par rapport à de possibles conflits d’intérêts. En effet, comme dans tout processus, il existe un risque d’instrumentalisation. Le client peut « exiger » une réponse qui justifie une décision déjà prise. Dans notre étude du pont traversant le Saguenay, le consortium qui a réalisé l’étude était composé d’entreprises d’ingénierie qui auraient pu être engagées dans la construction du pont.

La qualité des ACA dépend aussi des moyens investis pour la réaliser. Souvent, les analystes doivent produire des ACA rapidement et avec peu de moyens. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, puisqu’une ACA engendre également des coûts. Si le projet est d’une ampleur limitée ou si sa rentabilité fait peu de doute, une analyse rapide se justifie pleinement. En revanche, si le projet mobilise des ressources considérables et que sa rentabilité est incertaine, mieux vaut investir davantage pour produire une ACA plus élaborée.

La réalisation d’une ACA peut constituer un processus complexe et exigeant sur le plan pratique, mais aussi sur le plan conceptuel. Malheureusement, il n’existe aucune norme de bonnes pratiques contraignantes, et n’importe qui peut réaliser une ACA. La qualité des études existantes est donc très variable. Voici trois types d’erreurs qu’on rencontre régulièrement :

    1. Confusion entre les coûts et les avantages : L’ACA doit adopter une perspective sociale, c’est-à-dire qu’elle doit prendre en compte les impacts sur l’ensemble de la société. Certaines restrictions « naturelles » peuvent être imposées pour définir la société, comme nous l’avons mentionné précédemment. Certaines analyses adoptent cependant une vision tellement étriquée de la notion de société qu’il ne s’agit plus d’ACA, même si elles se qualifient comme telles. Pire, ces analyses n’expliquent pas toujours l’horizon spatial qu’elles couvrent, ce qui ajoute à la confusion. Ainsi certaines « ACA » sont en réalité plutôt des analyses financières déguisées pour le compte de l’organisation qui les finance. Dans ce type d’analyse, un avantage se définit comme un revenu et un coût comme une dépense pour le budget de l’organisation. Par exemple, un « analyste » qui travaille pour un ministère des Finances pourrait être tenté d’effectuer une « ACA » des effets de l’augmentation des taxes sur l’alcool, en considérant uniquement comme avantage les recettes supplémentaires pour le ministère, ignorant les effets sur la santé et l’impact négatif sur les consommateurs de la hausse du prix causée par la taxe. Cette taxe est d’ailleurs un transfert des consommateurs vers l’État. Une autre tendance erronée consiste à ne considérer que les impacts sur « la clientèle » de l’organisation. Il pourrait s’agir d’un agent du ministère des Affaires sociales qui effectue une « ACA » d’un programme d’aide à domicile pour les personnes âgées. Dans cette perspective, les dépenses de ce programme seraient considérées comme des avantages, alors que la part payée par les bénéficiaires serait traitée comme un coût[7]. Dans une ACA, les dépenses de fonctionnement sont un coût, alors que la part payée mesure une partie des avantages des bénéficiaires (voir l’exercice 6).
    2. Double comptage : une erreur classique qui guette même les analystes expérimentés est celle du double comptage. Comme nous l’avons déjà mentionné, il s’agit de compter deux fois un même impact qui se manifeste sous des formes différentes.
    3. Emplois = avantage : le réflexe de plusieurs personnes est de considérer les emplois créés par un projet comme un avantage, alors que les pertes d’emploi constituent un coût. Dans notre exemple, cela voudrait dire que les emplois créés pendant la construction du pont devraient être considérés comme un avantage, alors que les emplois perdus par l’élimination de la traverse devraient être perçus comme un coût. Ce type de raisonnement est faux, car il ignore le coût de renonciation. Les montants investis dans la construction du pont pourraient servir à d’autres fins, ce qui créerait aussi des emplois. En mobilisant les travailleurs sur ce projet, on renonce à ce qu’ils auraient pu produire autrement. De même, les employés libérés par l’élimination de la traverse peuvent être utilisés à d’autres fins productives dans l’économie. Les travailleurs employés lors de la construction du pont doivent donc être considérés comme constituant un coût du projet, et l’élimination des emplois de la traverse valorisée comme un avantage.

L’ACA et les conditions macroéconomiques

Si les emplois associés à un projet ne constituent pas un avantage pour l’ACA, il est cependant possible que la VAN d’un projet soit influencée par l’état de la conjoncture économique. En effet, si le chômage est endémique, le coût de renonciation des travailleurs employés dans un projet est moindre que si l’économie se trouve en plein emploi. En effet, sans le projet, certains travailleurs seraient au chômage, donc nettement moins productifs. Nous reviendrons sur la notion de « coût social du travail » au chapitre 11.

2.3 Conclusions

Ce chapitre propose une démarche en sept étapes pour réaliser une ACA. La présentation de cette démarche a permis d’effectuer un premier tour d’horizon de différents éléments qui seront approfondis dans la suite de ce manuel. Ce chapitre met aussi en garde contre les erreurs courantes qu’on rencontre dans les ACA.

Éléments clés à retenir

  • Il est important de bien définir le scénario de référence et le scénario comportant le projet.
  • L’horizon temporel de l’ACA précise la durée durant laquelle les avantages et les coûts sont comptabilisés. Un horizon trop court peut avoir pour conséquence d’ignorer des effets à long terme, mais un horizon plus long comporte plus d’incertitude.
  • Si un actif du projet a une durée de vie plus longue que l’horizon d’analyse, il faut considérer sa valeur résiduelle comme un avantage du projet.
  • L’horizon spatial détermine les frontières de la collectivité de référence. Idéalement, la perspective devrait être universelle. À tout le moins, elle doit être plus large que celle utilisée dans une étude de rentabilité privée.
  • L’ACA doit comptabiliser les impacts sur les parties prenantes pertinentes, soit celles qui subissent des impacts notables.
  • L’ACA doit se concentrer sur les effets primaires les plus importants. Certains effets secondaires doivent éventuellement être inclus, mais il est important de s’assurer que cela ne mène pas à doubler le comptage. Les effets induits doivent le plus souvent être ignorés.
  • L’actualisation permet de tenir compte du coût de renonciation des ressources investies dans un projet.
  • Les erreurs fréquentes dans les ACA sont :
    • Le double comptage ;
    • Une définition trop limitée des parties prenantes qui entraîne une confusion entre les avantages et les coûts ;
    • Associer les emplois créés pour mener à terme un projet à un avantage et les emplois éliminés à un coût.

Retour sur la motivation : La mise à jour de l’ACA du pont sur le Saguenay

Vous êtes employé au ministère des Transports, et on vous demande de réaliser une mise à jour d’une ACA du projet de construction d’un pont pour traverser le Saguenay entre Baie‑Sainte‑Catherine et Tadoussac.

Comment allez-vous procéder pour effectuer la mise à jour ? Quelles sont les étapes à suivre ? Si le gouvernement fédéral finance une partie du projet, cela aura-t-il un impact sur la rentabilité sociale du projet ? Comment évaluer la qualité de l’ACA qui a déjà été réalisée ?

Résolution

Le Tableau 2.1 de ce chapitre présente les étapes pour répondre à cette demande. Cependant, plusieurs étapes sont sans doute superflues puisque l’objectif est seulement de faire une mise à jour. Dans ce contexte, le travail porterait principalement sur la quantification physique et en valeur des impacts. Il s’agirait notamment de mettre à jour les évaluations de coûts et de trafic, tout en ajustant les valeurs de référence des paramètres comme la valeur du temps.

Il convient également de noter que l’impact éventuel d’un financement gouvernemental fédéral sur la rentabilité sociale du projet dépendrait de l’horizon spatial considéré. Par exemple, dans le cadre d’un horizon provincial, l’inclusion de la contribution fédérale pourrait être considérée comme un avantage, améliorant ainsi la rentabilité globale du projet.

Dans le cadre de cette mise à jour, il serait judicieux de réévaluer la méthode utilisée pour déterminer la valeur résiduelle. En effet, l’hypothèse d’un amortissement économique linéaire est souvent trop restrictive, car elle suppose que la valeur actualisée nette du projet est nulle pendant la période non étudiée. Une révision de cette méthode pourrait permettre une évaluation plus précise et réaliste de la valeur résiduelle du projet (voir le Chapitre 6).

 

Exercices

(*) Indique que la solution est disponible.

(**) Indique que la solution est disponible en accès restreint

  1. (**) Une municipalité envisage de construire une usine de biométhanisation pour traiter les déchets organiques de ses résidants. Le coût de construction est évalué à 100 millions de dollars. La municipalité paie pour les travaux, mais reçoit une subvention du gouvernement fédéral correspondant à 25 % du coût de construction et une subvention équivalente du gouvernement provincial. On estime que la valeur actualisée des frais d’exploitation de l’usine comprenant les coûts de collecte de la matière organique est de 80 millions de dollars. L’usine produit du gaz naturel qui sera vendu sur le marché du gaz naturel renouvelable. Cela devrait générer des recettes évaluées à 37 millions de dollars. La redirection des déchets organiques vers l’usine de biométhanisation permettra à la municipalité d’économiser 13 millions de dollars sur la facture d’enfouissement. L’usine aidera également à réduire les émissions de gaz à effet de serre, ce qui représente un avantage évalué à 3 millions de dollars. Les désagréments liés au triage des ordures pour les citoyens ont été évalués à 1,5 million de dollars. Toutes les valeurs présentées sont des données actualisées sur la durée du projet. Pour simplifier, on suppose qu’il n’y a pas d’autre impact. Partant de ces données, effectuez une ACA de ce projet en utilisant l’approche par partie et en adoptant successivement les horizons spatiaux suivants :
    1. Universel ;
    2. Provincial ;
    3. Municipal.
  2. Le projet à l’étude consiste à rénover et à agrandir un aéroport. Pour la réalisation d’une ACA nationale, quelles sont, d’après vous, les parties prenantes pertinentes ?
  3. (*) Un projet vise à améliorer l’offre de transport en commun dans un corridor de transport, ce qui engendrerait des gains de temps pour les usagers. Ces gains de temps sont pris en compte dans l’ACA du projet. Le projet aurait aussi pour conséquence d’augmenter la valeur des propriétés le long du corridor. Cet impact doit-il être compris dans l’ACA du projet ? Justifiez votre réponse.
  4. (*) Un projet vise à déménager dans un nouveau bâtiment tous les services de soutien des citoyens d’une ville. La ville devra payer un million de dollars à une entreprise locale qui aura la charge de la construction du bâtiment. Vous avez pour tâche d’effectuer une ACA de ce projet avec une collègue. Celle-ci propose d’ignorer ce montant d’un million de dollars dans l’ACA, puisqu’il s’agit d’un transfert entre des parties prenantes : la municipalité supporte un coût d’un million de dollars, alors que l’entrepreneur reçoit un avantage d’un million de dollars. Que pensez-vous de l’argument de votre collègue ?
  5. (*) Le projet de pont pour remplacer le système de traversiers engendrera des pertes d’emplois chez les employés de la Société des traversiers du Québec. À partir du Tableau 2.3, examinez comment on devrait tenir compte de cet impact si on ajoute comme partie prenante les « travailleurs des traversiers ».
  6. (*) Un organisme de santé régional envisage de mettre sur pied un service d’aide à domicile pour personnes âgées. L’organisme recevra une subvention du gouvernement de 2 millions de dollars par an pour ce service. Les coûts en personnel sont évalués à 3 millions de dollars par an. À cela s’ajoutent des dépenses de 200 000 $/an pour des fournitures et du matériel. Les bénéficiaires devront payer une partie des services, leurs contributions étant évaluées à 300 000 $/an. Le reste se trouve à la charge du budget de l’organisme. Les bénéfices bruts pour les usagers, soit leur consentement maximum à payer (CAP), sont évalués à 4 millions de dollars par an. Effectuez :
    1. Une analyse financière du point de vue de l’organisme de santé régional ;
    2. Une analyse qui adopte le seul point de vue des intérêts des personnes âgées;
    3. Une ACA avec une perspective régionale ;
    4. Une ACA avec une perspective nationale.

Bibliographie

Boardman, A., Vining, A., et Waters II, W. G. (1993). Costs and benefits through bureaucratic lenses: Example of a highway project. Journal of Policy Analysis and Management, 12(3), 532-555. https://doi.org/10.2307/3325305

Consortium SNC-Lavalin/Genivar. (2009). Étude d’impact du projet de construction d’un pont au-dessus de la rivière Saguenay, municipalités de Tadoussac et de Baie-Sainte-Catherine, MRC de la Haute-Côte-Nord et de Charlevoix-Est : Étude socioéconomique. http://www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1009958/01_Rapport_complet.pdf 

Rojas, F., López-Castro, M. A. et Júnior, R. P. (2023). Guide de l’analyse avantages-coûts des projets publics en transport routier, Partie 1 : Méthodologie. Ministère des Transports et de la Mobilité durable. https://www.transports.gouv.qc.ca/fr/entreprises-partenaires/entreprises-reseaux-routier/guides-formulaires/documents-gestionprojetsroutiers/guideaac-methodologie.pdf


  1. L’étude a été effectuée par le consortium SNC-Lavalin/Genivar, pour le compte du ministère des Transports du Québec en 2009 : http://www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1009958/01_Rapport_complet.pdf.
  2. Le pont à péage Olivier-Charbonneau reliant Montréal à Laval sur l’autoroute A-25 est un exemple de PPP (partenariat public privé). Le privé et le public ont contribué au financement de son infrastructure. En contrepartie de son financement, l’opérateur privé a droit à une partie des recettes du péage pendant 35 années.
  3. Le coût économique correspond au coût de renonciation de toutes les ressources mobilisées pour construire le pont, y compris une rémunération « normale » pour son promoteur (voir le chapitre 4 pour plus détails).
  4. Voir, par exemple, Rojas et al. (2023).
  5. Attention, la notion de scénario ici n’est pas celle définie précédemment dans l’étape 1. Ici, les scénarios se distinguent par les valeurs des paramètres de l’analyse (par exemple, différents taux d’actualisation et de valeur résiduelle du projet).
  6. Bien que cela paraisse évident, ce n’est pas nécessairement ce qu’on note dans les études déjà existantes. Ainsi, l’ACA du pont sur le Saguenay recommande la construction du pont, et cela même si la VAN est négative dans la plupart des scénarios évalués !
  7. Voir Boardman, Vining et Waters (1993) pour une analyse de ces deux visions erronées typiques de l’ACA.
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Introduction à l’analyse coût-avantage Droit d'auteur © 2024 par Philippe Barla est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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