14 Les méthodes indirectes

Motivation et objectifs d’apprentissage

Un projet vise à développer les activités de fret nocturne d’un aéroport, ce qui entraînera des nuisances sonores pour les résidents des environs. Comment établir une valeur pour ces coûts intangibles ? Étant donné qu’il n’existe aucun marché explicite pour le niveau de bruit, est-il possible d’inférer les coûts causés par le bruit à partir des impacts observés sur des marchés secondaires ?

Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’évaluation du consentement à payer ou à recevoir pour un changement dans un bien non marchand s’avère difficile, étant donné qu’il n’existe généralement pas de marché pour ce bien. Cependant, dans le chapitre 12, nous avons expliqué qu’il est parfois envisageable d’utiliser les effets miroirs dans des marchés secondaires lorsque la valorisation des effets directs n’est pas possible. Cette stratégie est employée par les méthodes indirectes, qui reposent sur l’observation de choix réels effectués dans des marchés secondaires. C’est pourquoi elles sont également appelées méthodes basées sur les préférences révélées. Ces méthodes sont particulièrement adaptées à l’évaluation des impacts environnementaux, sociaux et sanitaires.

À la fin de ce chapitre, vous serez en mesure de comprendre les principes, les avantages et les limitations de :

  1. La méthode des dépenses de mitigation ;
  2. La méthode hédonique ;
  3. La méthode des coûts de transport.

14.1 La méthode des dépenses de mitigation

Cette approche est également appelée « méthodes des dépenses d’évitement, d’atténuation ou de protection ».

14.1.1 Le principe et le champ d’application

Pour contrer un impact intangible indésirable comme le bruit, les victimes investissent dans des mesures d’évitement, d’atténuation ou de protection. Par exemple, les résidents vivant près d’une route bruyante peuvent investir dans des fenêtres à triple vitrage. Ces dépenses de mitigation peuvent être directement ajoutées à l’évaluation monétaire des dommages (voir la section 13.1), puisqu’il s’agit en effet d’un coût réel.

Alternativement, les dépenses de mitigation peuvent aussi servir à déterminer le consentement à payer pour le bien non marchand. L’approche consiste à exploiter le lien de substitution entre l’effet primaire (le changement dans le bien non marchand) et l’effet secondaire (les dépenses sur un bien marchand), comme l’illustre la Figure 14.1. Grâce à un modèle théorique, il est en effet possible de calculer l’effet primaire à partir de l’effet miroir (voir Dickie, 2017).

 

Figure 14.1 Le principe de la méthode des dépenses de mitigation

Cette approche repose souvent sur l’idée qu’il existe une « fonction de production » qui détermine le niveau d’une caractéristique procurant directement de l’utilité[1] à l’individu. Par exemple, un individu valorise sa santé pulmonaire. Le niveau disponible de cette caractéristique est produit par un bien public non marchand et par un bien privé marchand. La santé pulmonaire d’une personne asthmatique dépend positivement de la qualité de l’air et de médicaments pour réduire les crises d’asthme, notamment les bronchodilatateurs. La qualité de l’air et les bronchodilatateurs sont donc des substituts pour « produire » la santé pulmonaire. Plus formellement, le modèle prend la forme suivante :

[latex]U_i(S_i,x_i)[/latex]

Ui est la fonction d’utilité (ou de bien-être) de l’individu i, qui dépend positivement de Si, le niveau de santé pulmonaire, et de xi, qui représente de manière générique les autres déterminants. Par ailleurs, Si est une fonction de la qualité de l’air ambiant (QA), un bien public non marchand, et de la prise d’un médicament (mi) pour contrôler les crises d’asthme, un bien privé marchand[2]. On a donc :

[latex]S_i=S(QA,m_i)[/latex]

QA et mi sont donc des intrants substituts dans la fonction de production de la santé pulmonaire de l’individu. Évidemment, la spécification théorique implique des hypothèses dont la validité doit être justifiée par l’analyste. Dans notre exemple, est-il réaliste de supposer que QA n’a pas d’effet direct sur le niveau d’utilité ?

Un projet industriel qui cause une réduction de QA provoque une augmentation de mi. Les dépenses d’évitement se mesurent donc par [latex]P_m *\Delta m_i[/latex], avec Pm le prix du médicament. Le modèle théorique permet de déterminer le consentement à payer, associé à la dégradation de la qualité de l’air, à partir de l’observation sur les dépenses d’évitement. Il permet aussi de mettre en évidence les hypothèses nécessaires pour faire cette conversion. Dans des cas très particuliers ou en supposant des hypothèses restrictives, l’effet miroir mesurera directement l’effet primaire. Cependant, le plus souvent, le lien est plus complexe.

Pour appliquer cette méthode, il faut qu’il existe des biens marchands substituts au bien non marchand concerné par le projet. Le Tableau 14.1 montre quelques exemples d’applications.

Tableau 14.1 Exemples d’applications de la méthode des dépenses de protection
Effets intangibles Biens marchands substituts
Pollution qui affecte la santé Médicaments, soins de santé, purificateurs d’air, masques, réduction des activités à l’extérieur, achat d’équipements sportifs pour l’intérieur
Pollution de l’eau Systèmes de filtration, achats d’eau en bouteille
Changements climatiques Climatisation
Valeur de la vie humaine

Dépenses pour réduire les risques :

  • Système de sécurité des véhicules automobiles ;
  • Détecteurs d’incendie ;
  • Mesures de sécurité au travail ;
  • Casques de vélo ;
  • Dépenses pour des crèmes solaires.

14.1.2 Les avantages et les limites

Cette méthode présente l’avantage de s’appuyer sur l’observation de choix réels effectués par des individus. Lorsqu’elle est menée rigoureusement, elle permet d’évaluer le consentement à payer et d’expliquer les hypothèses et les limites de cette estimation. Le développement du modèle théorique et son estimation empirique peuvent cependant être complexes, de sorte qu’en pratique, les études se limitent souvent à valoriser les dépenses d’évitement, sans les convertir de manière rigoureuse en une mesure de l’effet primaire. Cela pose plusieurs problèmes.

1. Les dépenses d’évitement sous-estiment l’effet direct

La quantité demandée de la caractéristique qui est valorisée par l’individu (Si dans notre exemple) risque de changer à la suite du projet. En effet, le projet industriel dégrade la qualité de l’air, ce qui a pour conséquence d’augmenter le prix implicite pour atteindre un niveau donné de santé pulmonaire Si. Après le projet, le niveau de Si risque donc d’être diminué. Cela a pour conséquence que les dépenses d’évitement observées sous-estiment l’impact du projet sur QA. En effet, on voudrait estimer le niveau des dépenses d’évitement tel que Si reste le même qu’avant le projet.

2. Le bien privé peut générer d’autres avantages

Les dépenses liées à l’installation de fenêtres à triple vitrage pour réduire le bruit du trafic d’une nouvelle autoroute peuvent servir à établir le coût externe du bruit de ce projet. Cependant, ce type de fenêtres permet aussi des économies d’énergie. Dans ce cas, les dépenses de mitigation pourraient surestimer les effets d’un projet qui affecte le niveau du bruit, puisque certaines de ces dépenses peuvent être motivées par des gains énergétiques.

3. Les dépenses d’évitement dépendent du niveau d’information

La réponse dans les marchés aux impacts d’une dégradation d’un aspect intangible dépend du niveau d’information des individus sur les effets nuisibles provoqués par cette dégradation. Si un projet affecte la qualité de l’eau des nappes phréatiques d’une région, mais que ses habitants ne sont pas informés des conséquences, on n’observera pas de dépenses d’évitement, alors que le dommage est pourtant bien réel.

En conclusion, cette méthode permet, soit de compléter l’analyse des impacts monétaires (voir chapitre 13) en ajoutant les dépenses d’évitement, soit de déduire l’effet primaire moyennant le développement d’un cadre théorique rigoureux. Le prochain encadré montre un exemple d’utilisation de cette approche.

Exemple : Gaz de schiste, contamination de l’eau et dépense d’évitement

À partir d’une analyse économétrique de données de ménages de 2005 à 2010, Wrenn, Klaiber et Jaenicke (2016) déterminent le changement dans les dépenses liées à l’achat d’eau en bouteille dans les comtés de l’État de la Pennsylvanie, à la suite de l’exploitation de gisements de gaz non conventionnels. Ces exploitations sont en effet susceptibles de contaminer les nappes phréatiques et les eaux de surface. L’effet est mesuré en comparant l’évolution des dépenses d’achat d’eau avant et après l’implantation d’un gisement dans un comté. Cette évolution est également comparée à celle qu’on observe dans un groupe de comtés comparables de l’État de l’Ohio, où il n’y a aucun gisement (groupe de contrôle). Les résultats indiquent que les ménages qui habitent dans des comtés où il existe des exploitations de gaz dépensent en moyenne environ 11 dollars américains de plus par an que des ménages comparables dans des comtés sans exploitation. Cet impact se traduit, pour l’ensemble de la population affectée en Pennsylvanie en 2010, à environ 19 millions de dollars de dépenses de protection. Cette mesure constitue une borne inférieure, puisque des ménages adoptent peut-être d’autres stratégies de protection que l’achat d’eau en bouteilles, d’autres ne sont peut-être pas conscients des risques de pollution et d’autres encore acceptent les risques encourus.

14.2 La méthode hédonique

14.2.1 Le principe et le champ d’application

Cette méthode s’appuie sur l’analyse de la valeur de biens hétérogènes ou différenciés comme les maisons ou les voitures. Le principe veut que la valeur du bien dépende de ses caractéristiques, mais également de la quantité et/ou de la qualité des biens non marchands. Par exemple, la valeur d’une maison est tributaire de ses caractéristiques, comme de sa superficie, du nombre de salles de bain et de la présence d’un garage, mais elle découle aussi de la qualité de l’environnement où elle se situe. Une maison se vendra moins cher qu’une autre en tout point identique si elle est localisée dans un quartier plus bruyant. Ainsi, en analysant la décote des propriétés causée par le niveau du bruit extérieur, il est possible d’établir le consentement à payer pour la quiétude. D’autres caractéristiques intangibles peuvent aussi être valorisées, comme la qualité de l’air, la proximité d’un lac ou la nuisance des éoliennes.

La plupart des études hédoniques utilisent les propriétés comme bien différencié, mais certaines prennent aussi la valeur des véhicules automobiles afin d’analyser le consentement à payer pour réduire les risques de mortalité. Certains véhicules sont en effet équipés de dispositifs qui réduisent les risques d’accident, ce qui affecte aussi leur prix de vente.

Plusieurs études hédoniques exploitent également les variations du taux des salaires selon les caractéristiques de l’environnement de travail, comme le niveau de bruit, la qualité de l’air ou les risques de mortalité accidentelle. Dans cette section, nous illustrons la méthode à partir de la valeur des propriétés, mais le chapitre 16 fournit un exemple d’analyse hédonique s’appuyant sur les salaires pour établir la valeur d’une vie humaine.

Une étude hédonique comprend normalement deux étapes. La première étape consiste à estimer économétriquement une fonction hédonique, à partir de laquelle on déduit les prix hédoniques. La deuxième étape vise à estimer la demande pour le bien intangible. Examinons plus en détail ces deux phases en prenant un exemple dans lequel on essaie de mesurer l’avantage brut d’un projet d’amélioration de la qualité de l’air dans une région urbaine à partir de la valeur des propriétés.

Étape 1: L’estimation de la fonction hédonique

Pour réaliser une étude hédonique, il faut disposer de données qui permettent de mesurer statistiquement le lien qui existe entre la valeur marchande et la caractéristique intangible d’intérêt, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Dans notre exemple, il faut disposer des données de transaction immobilière, avec les caractéristiques des propriétés et un ou plusieurs indicateurs de la qualité de l’air dans le voisinage. Les données doivent comprendre suffisamment de variabilité au niveau de la qualité de l’air pour pouvoir identifier l’effet spécifique de cette caractéristique sur le prix de vente. Ces données sont utilisées pour estimer statistiquement une fonction hédonique du type suivant :

[latex]VP_i=f(c1_i,c2_i…,cn_i,QA_i,Z_i)[/latex]

avec VPi la valeur marchande de la propriété i, c1i,c2i…,cni ses caractéristiques (par exemple, la taille de la résidence, la superficie du terrain, le nombre de salles de bain ou la présence d’une piscine), QAi une mesure de la qualité de l’air dans le voisinage et Zi, d’autres variables de contrôle. L’estimation économétrique de cette relation permet d’établir l’impact de la qualité de l’air (QA) sur la valeur marchande des propriétés (VP), alors que toutes les autres caractéristiques demeurent identiques.

La théorie économique prédit qu’une amélioration de la qualité de l’air augmente la valeur d’une propriété, mais que cet impact diminue au fur et à mesure que QA augmente, à cause d’un effet de satiété. Cela signifie donc que la forme fonctionnelle de la fonction VP estimée doit être concave, comme dans la Figure 14.2, dans le panneau de gauche.

Les résultats de l’étape 1 permettent déjà d’évaluer l’impact de certains projets, comme l’illustre l’encadré sur l’ACA de la décontamination de sites industriels en Nouvelle-Écosse.

Exemple : ACA de la décontamination de sites industriels

Ferrara, McComb et Missios (2007) évaluent les coûts et les avantages de la décontamination de sites pollués par l’industrie métallurgique à Sydney, en Nouvelle-Écosse. Ces sites augmentent les risques de cancer pour les résidents qui vivent à proximité. Les avantages sont estimés en examinant l’effet de la proximité des sites contaminés sur la valeur des propriétés. Les auteurs disposent de 390 observations sur la vente de propriétés au cours de la période s’échelonnant de 1998 à 2003. La fonction hédonique comprend les variables suivantes : l’âge de la propriété, sa taille, le nombre de salles de bain qui s’y trouvent, la présence d’un foyer, d’un garage ou d’un abri d’auto, le nombre d’étages, la superficie du terrain, la distance du centre-ville et la distance par rapport aux sites contaminés. Les résultats montrent une perte de valeur d’environ 7 700 dollars pour une maison située à 500 mètres d’un site, par rapport à la même maison localisée à 1 500 mètres. La forme fonctionnelle est telle que cet impact diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne du site.

Pour évaluer les avantages d’une décontamination, les auteurs calculent la hausse prévue de la valeur des propriétés affectées (environ 15 000) en simulant un déplacement de ces résidences à une distance telle que la valeur n’est plus influencée par les sites contaminés (soit 6 km). Ils obtiennent ainsi un avantage d’environ 170 millions de dollars, ce qui couvre une partie importante des coûts de décontamination, suggérant que le projet est probablement rentable lorsqu’on y ajoute d’autres avantages, tels que la réduction des coûts des soins de santé.

Figure 14.2 La fonction hédonique et la demande dérivée pour la qualité de l’air

 

La forme fonctionnelle et l’interprétation des coefficients

Une forme fonctionnelle souvent utilisée dans les études empiriques est la fonction log-linéaire ou semi-log-linéaire, soit, par exemple, la fonction suivante :

[latex]log (VP) = a_0+ a_1 log(X) - 0,03 log(NB) + 0,05 Parc[/latex]

dans laquelle X représente les caractéristiques physiques de la propriété, NB un indicateur du niveau de bruit extérieur et Parc une variable binaire égale à 1 si la propriété se situe à moins de 500 mètres d’un parc urbain et 0 autrement. La relation entre VP et NB est de type log-log, de sorte que le coefficient estimé s’interprète comme une élasticité. Si le coefficient est statistiquement significatif, les résultats indiquent qu’une augmentation du niveau sonore extérieur de 10 % réduit la valeur d’une propriété de 0,3 %. La relation VP‑Parc est semi-log, ce qui se justifie par le caractère binaire de la variable Parc. Dans ce cas, la présence d’un parc à moins de 500 mètres entraîne une augmentation de la valeur d’une propriété de 5 %. Ce dernier résultat pourrait donc servir à évaluer l’avantage brut lié à la création d’un nouveau parc urbain. En effet, cet avantage pourrait se mesurer par une hausse de 5 % de la valeur foncière des propriétés dans un rayon de 500 mètres.

Étape 2 : La dérivation de la demande pour QA

À partir des résultats de lestimation de la fonction hédonique, les prix hédoniques (PQA dans notre exemple) s’obtiennent en prenant la dérivée partielle de VP par rapport à QA, de sorte que [latex]P_{QA}=\frac{\delta VP}{\delta QA}[/latex].

Graphiquement, PQA correspond à la pente de la tangente de la fonction VP. Ces prix mesurent le consentement marginal à payer pour QA en fonction de la valeur de QA, ce qui correspond à des observations de la courbe de la demande pour QA. Le panneau B de la Figure 14.2 illustre la demande ainsi obtenue à partir de la fonction hédonique. Le coût d’un projet qui dégrade la qualité de l’air de QA1 à QA2 se mesure par l’aire de la surface sous la courbe D, entre QA1 et QA2.

Précisons que cette surface mesure une valeur actualisée (ou « capitalisée », dans le langage de l’immobilier), c’est-à-dire qu’elle mesure la valeur actualisée du consentement à payer annuel pour éviter cette dégradation. La capitalisation s’appuie sur un taux d’actualisation qui reflète les préférences intertemporelles des acheteurs, ce qui ne correspond pas nécessairement au taux d’actualisation social.

Pour que les prix hédoniques ainsi obtenus mesurent le consentement marginal à payer pour QA, certaines conditions doivent être vérifiées. Il faut notamment que :

  • Le marché immobilier soit concurrentiel et se trouve en équilibre à long terme avec un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs ;
  • Les coûts de transaction soient faibles ;
  • Le marché ne soit pas affecté par d’autres distorsions importantes comme des contraintes sur les prix.
  • Les acheteurs disposent réellement de la possibilité d’effectuer un choix entre le prix des résidences et la qualité de l’air.
  • Linformation sur QA doit être connue des acheteurs.

Par ailleurs, en pratique, il faut aussi tenir compte de l’hétérogénéité des propriétaires. Par exemple, il est probable que le consentement à payer pour QA dépende du niveau de revenu. Cela complique l’estimation de D, puisqu’il faut alors tenir compte des caractéristiques socioéconomiques des acheteurs. Par ailleurs, la demande pour QA peut également dépendre du prix hédonique d’autres caractéristiques qui sont des substituts ou des compléments à QA. Ainsi, la deuxième étape consiste à spécifier et à estimer statistiquement un modèle pour la demande QA.

14.2.2 Les avantages et les limites

Cette approche a l’avantage de reposer sur des bases théoriques précises et de fournir, si les hypothèses nécessaires sont respectées, une évaluation du consentement à payer pour un bien non marchand à partir de choix réels.

Cependant, elle souffre aussi de plusieurs limitations :

  1. L’accès aux données pour réaliser une étude hédonique peut être difficile. Par exemple, les données des transactions immobilières sont souvent très coûteuses à obtenir. L’échantillon doit avoir une taille suffisante et comprendre un large éventail de caractéristiques, afin d’éviter des biais causés par des variables manquantes ;
  2. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le marché du bien marchand utilisé doit être actif et exempt de distorsions significatives, ce qui peut limiter le champ d’application. Par exemple, il n’est pas recommandé d’effectuer une analyse hédonique du prix des maisons dans une région rurale où l’on trouve peu de transactions immobilières ou dans une région où les prix de l’immobilier sont fortement régulés ;
  3. Ce type d’analyse est sujet à des difficultés d’ordre statistique, comme des problèmes de biais de sélection, de multicolinéarité, d’hétéroscédasticité ou de corrélation des termes d’erreurs ;
  4. Il faut également rappeler que l’impact sur la valeur d’un bien durable, comme une maison ou une voiture, est en fait une actualisation (ou une capitalisation) des impacts annuels. L’actualisation se fait sur la base d’un taux d’actualisation privé qui n’est pas observé et qui ne correspond pas nécessairement au taux social.

14.3 La méthode des coûts de transport

14.3.1 Le principe et le champ d’application

Cette méthode est principalement utilisée pour établir les avantages engendrés par des sites récréatifs comme un parc naturel, une plage, un musée ou un paysage. Elle peut aussi servir à évaluer la valeur de caractéristiques non marchandes d’un site, par exemple, la valeur associée au fait que leau d’un lac soit d’une qualité qui permette la baignade.

Cette technique exploite un lien de complémentarité entre un bien non marchand gratuit ou pour lequel le prix n’a pas été établi selon les règles du marché, avec pour conséquence qu’il ne varie pas assez dans le temps pour permettre didentifier la demande. Par exemple, les tarifs dun musée varient très peu dans le temps ou s’ajustent uniquement à l’inflation.

Plus spécifiquement, cette technique exploite le fait que pour bénéficier du site récréatif, les usagers doivent aussi supporter un coût de déplacement qui varie en fonction du lieu de provenance du visiteur. Cette source de variabilité est ainsi exploitée pour déduire la réaction de la demande du site à un changement du prix généralisé ou pour mesurer comment la demande du site dépend de ses caractéristiques intangibles.

Sur le plan méthodologique, deux approches sont possibles :

  1. Les modèles avec un site unique ;
  2. Les modèles à utilité aléatoire.

Les modèles à site unique estiment directement la demande pour un site, en particulier sur base des coûts d’accès et du nombre de visites effectuées. Les modèles à utilité aléatoire visent à expliquer le choix d’un site parmi un ensemble de sites possibles. Chaque approche comporte de nombreuses variantes qu’il n’est pas possible de détailler dans ce chapitre (voir Parsons, 2017, pour plus de détails). Dans cette section, nous présentons le principe général de la méthode des coûts de transport au moyen d’un exemple fictif et d’une modélisation simple avec un site unique.

Exemple : la valeur d’une plage

Afin d’évaluer la valeur d’une plage fictive, une enquête a été réalisée auprès de ses visiteurs pour déterminer leur provenance, leurs caractéristiques sociodémographiques et la fréquence annuelle de visite de cette plage. Par ailleurs, on sait que 40550 visiteurs ont payé leur droit d’entrée de 4$/jour durant l’année de référence. Pour simplifier, nous supposons que tous les visiteurs ont utilisé l’automobile pour se rendre à cette plage. Le Tableau 14.2 montre les réponses de quelques répondants.

Tableau 14.2 Quelques observations à partir de la base de données de la fréquentation de la plage
Répondant Provenance Fréquence Classe de revenus Âge Situation familiale Nombres d’accompagnants
1 Ville A 3 50-75 45 Couple 2
2 Ville B 1 > 100 57 Couple 1
3 Ville B 2 75-100 34 Famille 3
4 Ville C 5 75-100 65 Couple 2
5 Ville D 7 < 50 25 Seul 0

Dans notre exemple, la provenance correspond à la ville d’origine, mais en pratique, la provenance pourrait être déterminée plus précisément par le code postal ou par l’adresse exacte du domicile. Par ailleurs, d’autres variables sociodémographiques pourraient être incluses, comme le niveau d’éducation, le type d’activités pratiquées à la plage, les autres plages visitées durant l’année, etc.

À partir de l’information sur la localisation, il est possible de calculer pour chaque répondant le prix généralisé d’une visite, qui dépend du temps de déplacement (aller-retour), de la valeur du temps (qui dépend du revenu du répondant), des coûts d’utilisation de l’automobile, du prix d’entrée et éventuellement du coût du stationnement. Le calcul du prix généralisé doit aussi tenir compte du nombre d’accompagnants, par exemple, en divisant le coût total d’une visite par le nombre de personnes.

On obtient ainsi un nuage de points dans lequel chaque point correspond à un répondant et mesure sur l’axe horizontal le nombre de visites par année et sur l’axe vertical le prix généralisé, comme l’illustre la Figure 14.3.

Figure 14.3 Nuage de points formé par les observations

À partir des données, il est possible d’estimer statistiquement la fonction de la demande suivante :

[latex]\text{Visite}_i=f\left(\text{Prix}_i,\text{PS}_i,\text{SD}_i\right)[/latex]

Avec

Visiteile nombre de visites annuelles à la plage pour le répondant i ;

Prix: le prix généralisé d’une visite à la plage ;

PSi: les prix généralisés vers des plages substituts pour le répondant i. À partir de l’information sur le lieu de résidence du répondant, il est en effet possible de déterminer le prix généralisé pour d’autres plages accessibles. Cela correspond à prendre en compte le prix des biens substituts ;

SD: les caractéristiques sociodémographiques du répondant i qui déterminent ses préférences (par exemple, le revenu, la structure familiale, le type d’activités à la plage, l’âge, etc.).

Une forme fonctionnelle simple souvent estimée est la forme log-linéaire :

[latex]\ln⁡ \left( \text{Visite}_i \right) = \alpha \text{Prix}_i + \beta \text{PS}_i + \gamma \text{SD}_i[/latex]

L’analyse statistique (par exemple, la méthode des moindres carrés) permet d’obtenir une valeur estimée pour des paramètres [latex]\alpha[/latex], [latex]\beta[/latex] et [latex]\gamma[/latex]. Cette procédure permet de déterminer la courbe de la demande du répondant i, en remplaçant SDi et PSi par leur valeur. Par exemple, on obtient :

[latex]\ln \left( \text{Visite}_i \right) = -0,01 \text{Prix}_i + 1,5[/latex]

En inversant cette fonction, on obtient la fonction inverse de la demande, qui qualifie le prix comme une fonction de la quantité. La Figure 14.4 illustre cet exemple. Supposons que le prix généralisé pour le répondant i soit de 50$ par visite, le modèle prévoit 2,75 visites par année. Le surplus du consommateur pour ce répondant correspond à l’aire de la surface SCi. Avec une demande log-linéaire, le surplus du consommateur correspond à [latex]\text{Visite}_i/\left(-\alpha\right)[/latex], soit 2,75/0,01 ou 275$ dans notre exemple. Il est ainsi possible de calculer le surplus pour chacun des répondants, puis d’extrapoler le surplus total pour l’ensemble des visiteurs, en supposant que l’échantillon soit représentatif.

 

Figure 14.4 Exemple de courbe de la demande estimée pour un répondant

Exemple : La valeur sociale d’un musée

Quelle est la valeur sociale générée par un musée ? Martin (1994) utilise la méthode des coûts de déplacement pour évaluer la valeur d’usage, c’est‑à‑dire celle retirée par les visiteurs du musée de la Civilisation à Québec. Une enquête menée en 1991 permet d’évaluer le taux de visites du musée par zone (la province est divisée en 16 zones), par sexe et par groupe d’âge. Cela permet d’effectuer une estimation économétrique du taux de visite en fonction du coût de déplacement pour 156 observations. Sur cette base, le surplus des utilisateurs est évalué à 5,2 millions par année. Si l’on ajoute les recettes de la billetterie, on parvient à un avantage brut de 6 millions par année. Évidemment, un musée génère d’autres avantages, comme la conservation de la mémoire collective pour les générations à venir (valeur de legs), une source de fierté pour une région (avantages externes).

14.3.2 Les avantages et les limitations

De nombreux sites touristiques ou récréatifs récoltent des données sur la provenance géographique de leurs visiteurs, de sorte que ces données sont généralement disponibles. Par ailleurs, cette méthode s’inscrit directement dans le cadre des fondements de la microéconomie.

L’application de cette approche comporte cependant plusieurs défis :

  1. Un même déplacement est souvent associé à plusieurs motifs (visite d’amis, visite d’autres sites, travail). Dans le cas des déplacements à plusieurs motifs, la répartition des coûts de déplacement entre les motifs complique énormément l’analyse (voir Paterson, 2017) ;
  2. Cette procédure peut souffrir d’un biais de sélection menant à une surestimation des avantages liés à l’usage du site. En effet, il est possible que les personnes qui visitent un site présentent des caractéristiques non observables qui expliquent en partie leur attrait pour le site (par exemple, un attrait particulier pour les plages). Cela signifie donc que l’extrapolation des valeurs à l’ensemble de la population peut s’avérer problématique. Il peut alors être conseillé d’effectuer une enquête non seulement auprès des visiteurs, mais aussi auprès de l’ensemble de la population concernée par le site ;
  3. La valeur accordée au temps constitue un paramètre qui peut entraîner un impact important sur les résultats. Or, l’évaluation de la valeur du temps pour un déplacement motivé par le loisir est délicate, puisqu’il est possible que la valeur accordée au temps soit faible, voire négative. En effet, le temps passé sur une route panoramique peut procurer un certain avantage.

14.4 Conclusions

Éléments clés à retenir

  • Les méthodes indirectes ou de type de préférences révélées valorisent des impacts non marchands en examinant les effets secondaires dans des marchés.
  • La méthode des dépenses de mitigation (d’évitement, de protection ou d’atténuation) exploite un lien de substitution en consommation entre un bien intangible et un bien marchand. Cette méthode présente plusieurs limitations, et son champ d’application est relativement restreint.
  • La méthode hédonique utilise les liens entre un effet intangible et un bien marchand durable (souvent l’immobilier). En analysant l’impact du bien intangible sur la valeur du bien durable, il est possible de déduire le consentement marginal à payer pour le bien intangible et d’établir sa courbe de demande. Cette approche comprend aussi des études qui examinent l’impact d’une caractéristique intangible sur le salaire.
  • La méthode du coût de déplacement exploite un lien de complémentarité entre un bien marchand et un bien non marchand. Dans ce cas, les variations dans les coûts de déplacement vers un site récréatif permettent d’identifier la demande pour le site, même si le prix d’entrée est nul ou si celui‑ci varie très peu.

Retour sur la motivation : La valorisation du bruit d’un aéroport

Un projet vise à développer les activités de fret nocturne d’un aéroport, ce qui entraînera des nuisances sonores pour les résidents des environs. Comment établir une valeur pour ces coûts intangibles ? Étant donné qu’il n’existe aucun marché explicite pour le niveau de bruit, est-il possible d’inférer les coûts causés par le bruit à partir des impacts observés dans des marchés secondaires ?

Résolution

Bien que la méthode des dépenses d’évitement pourrait être utilisée, c’est surtout la méthode hédonique qui est employée pour valoriser ces coûts externes. À titre d’exemple, Nelson (2004) propose une méta-analyse de l’impact des nuisances sonores des aéroports en s’appuyant sur des études hédoniques réalisées autour de 23 aéroports au Canada et aux États-Unis. Les résultats affichent une perte de valeur immobilière de 10 à 12 % lorsque le niveau de nuisance augmente de 55 dB à 75 dB.

Exercices

(*) 1. Une plage est accessible gratuitement. Une enquête a révélé que les personnes qui habitent à moins de 10 km de la plage la visitent en moyenne 4 fois par année. Leur coût de déplacement pour visiter la plage est évalué à 10 $ par visite par personne. Les personnes qui habitent entre 10 km et 20 km visitent la plage en moyenne 2 fois par année. Leur coût de déplacement est en moyenne de 20 $ par visite par personne. Environ 10 000 personnes demeurent à moins de 10 km et 25 000 habitent quelque part entre 10 et 20 km de la plage. À partir de ces données, déterminez le surplus généré par la plage pour la population qui habite à moins de 10 km. [Utilisez une extrapolation linéaire].

(*) 2. Une étude hédonique a été réalisée pour évaluer l’impact des nuisances créées par la proximité d’éoliennes dans une région. Les résultats de l’estimation économétrique de la fonction hédonique sont les suivants :

log(VP)= a0 + a1 logX – 0,03 D[500_1000] – 0,07 D[<500]

avec

VP : la valeur des propriétés,

X : des variables de contrôle,

D[500_1000] : une variable dichotomique égale à un, si la propriété est localisée entre 500 mètres et 1000 mètres d’une éolienne,

D[<500] : une variable dichotomique égale à un, si la propriété est localisée à moins de 500 mètres d’une éolienne.

Les coefficients rapportés ci-dessus sont statistiquement significatifs. L’étude hédonique montre également qu’il n’y a aucun effet statistiquement significatif sur les propriétés situées à plus d’un kilomètre d’une éolienne. Le Tableau 14.3 montre la valeur moyenne des propriétés par zone et le nombre de propriétés concernées. À partir de ces informations, valorisez les nuisances associées à la présence d’éoliennes dans cette région.

Tableau 14.3 Valeur moyenne des propriétés
Zones touchées Valeur moyenne des propriétés Nombre de propriétés
500 à 1000 mètres 115 000 $ 750
< 500 mètres 95 000 $ 69

Bibliographie

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  1. En économie, les préférences sont modélisées par une fonction d’utilité qui dépend de la quantité des biens, y compris des biens publics. L’individu détermine la quantité de biens privés qu’il va consommer, en maximisant cette fonction sous une contrainte de revenu. Il n’a généralement pas de contrôle direct sur la quantité des biens publics (voir Bruneau et Mahoney, module 1, 2022).
  2. De manière plus concrète, Si pourrait mesurer le nombre de jours par année sans crise d’asthme et QA le nombre de jours où la qualité de l'air est bonne et le besoin du médicament est donc faible.
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