13 Deux approches pragmatiques
Motivation et objectifs d’apprentissage
Un projet industriel émettra des polluants atmosphériques qui altéreront la qualité de l’air dans une région. Cette pollution entraînera des conséquences néfastes sur la santé pulmonaire et cardiaque des résidents, ainsi qu’une dégradation prématurée des bâtiments et des infrastructures.
Comment valoriser ces impacts dans une ACA ?
La valorisation rigoureuse des effets intangibles peut se révéler complexe et coûteuse à mettre en œuvre, ce qui rend souvent nécessaire, en pratique, de recourir à des raccourcis. Dans ce chapitre, nous examinons deux approches d’évaluation pragmatique souvent utilisées, mais qui ont leurs limites. À la fin de ce chapitre, vous serez en mesure de comprendre les principes, les avantages et les limitations de :
- L’évaluation des impacts monétaires (ou évaluation des dommages) ;
- La méthode du transfert.
13.1 L’évaluation des impacts monétaires
13.1.1. Le principe et le champ d’application
L’évaluation des impacts monétaires ne constitue pas à proprement parler une méthode d’évaluation des effets intangibles, mais plutôt une stratégie visant à valoriser les impacts les plus tangibles causés par un changement dans la quantité ou la qualité d’un bien non marchand. Cette approche peut également être appelée, dans certains contextes, « l’évaluation des dommages évités ».
Tel que mentionné précédemment, un projet peut entraîner des répercussions sur la quantité ou sur la qualité d’un bien non marchand. Par exemple, un projet industriel dégrade la qualité de l’air, un bien non marchand. Idéalement, nous chercherions à évaluer le consentement à payer (CAP) pour éviter cette dégradation de la qualité de l’air, ou encore le consentement à recevoir (CAR) pour accepter cette pollution. Comme le montre la Figure 13.1, cela équivaut conceptuellement à évaluer l’aire sous la courbe de la demande entre le niveau de la qualité de l’air avant et après le projet. Cependant, cette évaluation est difficile, car il n’existe aucun marché permettant de déduire la courbe de la demande pour la qualité de l’air.
Le CAP ou le CAR dépendront néanmoins des dommages causés par la dégradation de la qualité de l’air. Certains de ces dommages peuvent s’avérer très concrets (facile à évaluer en termes monétaires), comme la dégradation des structures nécessitant des travaux d’entretien, alors que d’autres peuvent se montrer plus intangibles, comme la souffrance causée par une bronchite ou la nécessité de rester confiné à l’intérieur de la maison en cas de pic de pollution.
L’évaluation des impacts monétaires (ou évaluation des dommages évités) consiste à évaluer en partie le consentement à payer (CAP) ou le consentement à recevoir (CAR) associé à un changement dans un bien non marchand en évaluant ses impacts les plus tangibles.
Dans notre exemple, les dommages les plus tangibles de la pollution de l’air comprennent :
-
Les coûts d’entretien des bâtiments et des infrastructures ;
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Les coûts directs des maladies causées par la pollution accrue (hospitalisation, coût des traitements) ;
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Les coûts indirects des maladies, notamment la perte de productivité (jours d’absence) ;
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Le coût des décès prématurés.
Cette approche est relativement simple sur le plan conceptuel, mais sa mise en application peut néanmoins s’avérer assez exigeante, surtout si l’on vise à obtenir des évaluations précises. L’encadré ci-dessous résume les étapes nécessaires pour évaluer le coût de la pollution atmosphérique au Canada.
Cette méthode est couramment utilisée dans le domaine de l’environnement, par exemple, pour l’évaluation des dommages causés par les changements climatiques, ainsi que dans le domaine de la santé pour l’évaluation des impacts d’un nouveau traitement ou d’un programme de vaccination.
La pollution atmosphérique entraîne des répercussions sanitaires importantes. Elle représente le cinquième risque de mortalité précoce le plus important au monde (Santé Canada, 2021). Trois indicateurs de la pollution atmosphérique sont généralement utilisés : le taux de particules fines (PM2,5), l’ozone troposphérique (ozone) et le dioxyde d’azote (NO2). Cette pollution est principalement causée par les activités humaines telles que la combustion d’énergie fossile, mais elle peut également provenir d’événements naturels comme les incendies de forêt. Santé Canada (2021) évalue régulièrement les coûts sanitaires de la pollution atmosphérique au Canada. La méthodologie comporte trois grandes étapes :
- Établir les niveaux d’exposition aux polluants dans les différentes régions du pays, en tenant compte des émissions, de leur localisation et des processus de diffusion et de transformation chimique. Ces évaluations reposent sur des mesures au sol, des données satellitaires et des modèles mathématiques ;
- Déterminer, sur la base d’une fonction dose-réponse, l’augmentation des risques sanitaires pour différents impacts (par exemple, les symptômes de l’asthme, de la bronchite chronique, de la mortalité prématurée). Une distinction est établie entre l’exposition aiguë (le pic de pollution) et l’exposition chronique ;
- Évaluer monétairement les coûts associés aux différents impacts (coûts des médicaments, réduction de la productivité au travail, valeur de la vie humaine). Santé Canada utilise des valeurs provenant d’autres études (la méthode du transfert).
13.1.2 Les avantages et les limites
Cette approche se révèle conceptuellement simple et, pour certains projets, elle permet de prendre en compte les principales conséquences liées au changement d’un bien non marchand. Cependant, cette approche connaît également des limites :
- Il s’agit d’une évaluation partielle du consentement à payer. Certains impacts intangibles ne sont pas pris en compte ;
-
Souvent, ces modèles ne prennent pas en compte les réponses comportementales à la suite d’un changement dans un bien non marchand. Par exemple, les personnes sensibles à la pollution peuvent acheter des purificateurs d’air ou éviter de sortir pendant les pics de pollution. Ces coûts d’atténuation sont souvent ignorés ;
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La mise en pratique peut être complexe et nécessite le recours à des prix de référence provenant d’autres études (par exemple, sur la valeur de la vie humaine).
13.2 La méthode du transfert
13.2.1 Le principe et le champ d’application
La méthode du transfert (ou plug-in) consiste à utiliser des valeurs de référence tirées d’études existantes. Le transfert peut être direct ou peut nécessiter certains ajustements pour tenir compte des différences de contexte entre le projet à l’étude et celui de l’étude à l’origine du transfert.
Le champ d’application de cette approche est évidemment très large. De plus, cette méthode peut également être utilisée pour obtenir d’autres paramètres d’une ACA, notamment les élasticités.
Les méta-analyses sont particulièrement utiles pour l’application de cette approche. En effet, ces revues systématiques des connaissances utilisent des techniques statistiques pour mettre en évidence les facteurs qui expliquent les variations des estimations provenant d’études primaires portant sur le même sujet. Par exemple, une méta-analyse de la valeur statistique d’une vie humaine (VSV) analyse comment cette valeur dépend du revenu moyen par personne d’un pays, de l’âge moyen ou de la méthodologie utilisée (Organisation de coopération et de développement économique, 2012). Ces résultats permettent ainsi d’effectuer des ajustements de la valeur de référence, notamment pour tenir compte de différences de revenus entre le contexte du projet et celui utilisé pour établir la valeur de référence initiale.
Il existe plusieurs inventaires d’études de valorisation de biens non marchands qui peuvent être utiles pour le transfert de valeur, tels que l’Environmental Valuation Reference Inventory (EVRI) au Canada, ENVALUE en Australie et la New Zealand Non Market Valuation Database. Pour illustrer le fonctionnement de cette approche, nous présentons les résultats d’une analyse de transfert effectuée à partir d’une méta‑analyse portant sur la valorisation des milieux humides.
Les milieux humides fournissent une variété de services écologiques non marchands, tels que la filtration des eaux, un habitat pour la flore et la faune ainsi qu’une protection contre les inondations. He et al., (2015) ont réalisé une méta-analyse fondée sur 51 études dans 21 pays, dans le but de valoriser ces écosystèmes dans les bassins versants de la Yamaska et de la rivière Bécancour, au Québec.
Les études utilisées dans la méta-analyse emploient différentes techniques de valorisation, telles que la méthode du coût du transport (chapitre 14) ou celle des évaluations contingentes (chapitre 15). Au total, les 51 études recensées fournissent 106 estimations de la valeur des milieux humides en dollars américains par hectare et par année. Il existe une grande variabilité dans les valeurs. Par exemple, les études menées en Asie fournissent une évaluation moyenne d’environ 60 000 $, tandis que celles réalisées en Amérique du Nord présentent une moyenne d’environ 160 000 $. Comme plusieurs facteurs peuvent expliquer ces variations, He et al., (2015) estiment un modèle de régression multiple en utilisant les 106 observations recueillies. Le modèle prend la forme suivante :
[latex]\ln V_i = a + b_{serv} X_{serv} + b_{cara} X_{cara} + b_{reg} X_{reg} + b_{meth} X_{meth} + u_i[/latex]
Avec :
[latex]V_i[/latex] : la valeur en dollars US par hectare et par année obtenue de l’observation i ; [latex]a[/latex] et [latex]b_*[/latex] les paramètres de régression à estimer ;
Les résultats révèlent que la valeur est positivement influencée par l’importance du rôle de protection de la biodiversité, de la protection contre les inondations ainsi que par l’ampleur des activités commerciales générées, notamment par la pêche. De plus, le revenu par habitant joue également un rôle positif, présentant une élasticité de 1,3. En revanche, la superficie exerce un impact négatif sur la valeur par hectare.
À partir de cette estimation, il est ensuite possible de calculer la valeur des milieux humides dans les bassins versants de la Yamaska et de la Bécancour. Pour ce faire, il suffit d’utiliser les valeurs des coefficients estimés dans l’équation ci-dessous ([latex]a[/latex] et [latex]b_*[/latex] ) ainsi que les valeurs des variables X pour chaque milieu humide à évaluer. Cela permet d’obtenir, pour chaque milieu humide, une valeur tenant compte de ses caractéristiques et de celles de sa région.
Cet exercice de transfert aboutit à une valeur moyenne de 9 080 $ par hectare pour les milieux humides dans le bassin versant de la Yamaska et de 4 702 $ pour ceux situés dans le bassin de la Bécancour. La valeur annuelle totale des milieux humides est ainsi évaluée à 170 millions de dollars pour le bassin versant de la Yamaska et à 131 millions de dollars pour celui de la rivière Bécancour.
13.2.2 Les avantages et les limites
Les principaux avantages de cette approche sont évidemment sa simplicité et son coût très faible en temps et en argent. Cependant, du côté des limites, on note certains éléments :
- Les contextes d’analyse entre le projet étudié et celui de l’étude qui fournit la valeur sont souvent assez différents. Certains ajustements sont possibles en s’appuyant sur les caractéristiques observables, mais il subsiste toujours des différences qui ne peuvent être contrôlées ;
- La qualité de l’étude à l’origine de la valeur transférée doit être évaluée avec soin pour éviter de propager des erreurs. De plus, des analyses de sensibilité vis-à-vis des valeurs transférées devraient être effectuées.
13.3 Conclusions
Éléments clés à retenir
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L’évaluation des impacts monétaires consiste à évaluer les impacts les « plus tangibles » d’un changement dans un bien non marchand.
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Cette approche permet d’obtenir une borne inférieure, mais elle peut parfois aboutir à sous-estimer grandement l’impact social d’un projet.
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Par ailleurs, cette approche nécessite souvent d’avoir recours à des prix de référence pour d’autres biens non marchands.
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La méthode du transfert consiste à utiliser des prix de référence pour des effets non marchands qui ont été obtenus dans d’autres contextes.
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Il s’agit d’une approche simple, rapide et peu coûteuse.
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La validité du transfert dépend non seulement de la crédibilité de la source utilisée, mais aussi de la ressemblance entre le contexte d’analyse de l’ACA et celui de la source.
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Certains ajustements dans la valeur de référence peuvent être nécessaires lorsqu’il existe des différences notables entre le contexte du projet et celui de la source.
Retour sur la motivation
Un projet industriel émettra des polluants atmosphériques qui altéreront la qualité de l’air dans une région. Cette pollution entraînera des conséquences néfastes sur la santé pulmonaire et cardiaque des résidents ainsi qu’une dégradation prématurée des bâtiments et des infrastructures.
Comment valoriser ces impacts dans une ACA ?
Résolution
Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre, il est possible de valoriser les dommages les plus tangibles comme les coûts additionnels pour des soins de santé ou la perte de productivité liée à des absences accrues.
Il est également possible d’utiliser des valeurs de références associées aux coûts externes entraînés par des polluants estimés dans d’autres études. Par exemple, Rojas et al. (2023) ont estimé le prix de référence d’une tonne de SOx à 23 084 $ en se basant sur une revue des connaissances existantes.
Exercices
1. De nombreuses études sur la valeur statistique de la vie (VSV) ont été menées aux États-Unis. Le consensus actuel établit la VSV à 5 millions de dollars américains. De plus, on estime que l’élasticité de la VSV par rapport au revenu par personne est de 0,8. Une juridiction voudrait transférer cette valeur en tenant compte des éléments suivants :
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- Le revenu par personne de la juridiction est inférieur de 15 % à celui des États‑Unis ;
- L’âge médian de la juridiction est de 42,3 ans, tandis qu’il est de 38,1 aux États‑Unis.
Quelle devrait être la VSV dans cette juridiction en dollars américains ?
2. (*) Le radon est un gaz incolore et inodore provenant de la désintégration naturelle des éléments radioactifs présents dans la croûte terrestre. Ce gaz peut s’accumuler à des niveaux de concentration élevés à l’intérieur des habitations, augmentant ainsi le risque de cancer du poumon. Au Canada, la norme maximale recommandée pour l’exposition au radon est de 200 becquerels par mètre cube (Bq/m³). Cependant, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommande un seuil plus bas, fixé à 100 Bq/m³, afin de minimiser les risques pour la santé. Il est avéré que plus l’exposition au radon est importante et prolongée, plus le risque de développer un cancer du poumon grandit. À ce jour, les recherches suggèrent qu’il existe un lien entre le radon et le cancer du poumon, sans mettre en évidence d’autres impacts significatifs sur la santé liés à l’exposition à ce gaz.
En tant qu’analyste, veuillez élaborer un protocole visant à évaluer les coûts associés à l’exposition au radon dans une juridiction donnée.
Bibliographie
He, J., Moffette, F., Fournier, R., Revéret, J. P., Théau, J., Dupras, J., et Varin, M. (2015). Meta-analysis for the transfer of economic benefits of ecosystem services provided by wetlands within two watersheds in Quebec, Canada. Wetlands Ecology and Management, 23(4), 707-725. https://doi.org/10.1007/s11273-015-9413-9
Organisation de coopération et de développement économiques. (2012). Mortality risk valuation in environment, health and transport policies. OECD Publishing.
Rojas, F., López-Castro, M. A. et Júnior, R. P. (2023). Guide de l’analyse avantages-coûts des projets publics en transport routier, Partie 2 : Paramètres (valeurs de 2019). Ministère des Transports et de la Mobilité durable. https://www.transports.gouv.qc.ca/
fr/entreprises-partenaires/entreprises-reseaux-routier/guides-formulaires/
documents-gestionprojetsroutiers/guide-avantages-couts-projets-publics.pdf
Santé Canada. (2021). Les impacts sur la santé de la pollution de l’air au Canada, Estimation des décès prématurés et des effets non mortels. https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/publications/vie-saine/impacts-sante-pollution-air-2021.html
L’impact d’un projet se manifestant au-delà des cadres des marchés structurés, tel que les bénéfices environnementaux ou l’amélioration de la qualité de la vie contrastant avec les effets marchands mesurables. Cette distinction, bien qu’importante, peut parfois s’avérer ambiguë.
Montant maximum que les bénéficiaires d’un projet sont prêts à débourser pour en profiter, ou que les victimes d’une nuisance consentent à payer pour l’éviter. Dans certaines situations, le CAP peut s’observer sur les marchés par les comportements d’achat. En revanche, dans d’autres situations où il n’existe pas de marché, il est nécessaire de recourir à des techniques particulières pour l’évaluer.
Montant minimum que les bénéficiaires d’un impact doivent recevoir pour qu’ils acceptent de s’en priver ou que les victimes d’une nuisance demandent comme compensation pour l’endurer. Dans certaines situations, le CAR peut s’observer sur les marchés par les comportements d’achat. En revanche, dans d’autres situations où il n’existe pas de marché, il est nécessaire de recourir à des techniques particulières pour l’évaluer.
Relation entre la quantité demandée et le prix du bien ou du service considéré, toutes choses étant égales par ailleurs. Elle peut s’interpréter comme une mesure de l’avantage (ou de la valeur) marginal que retire un individu de la consommation de chaque unité supplémentaire. Elle mesure donc son consentement maximal à payer à la marge pour chaque unité supplémentaire.
Coût direct imposé par un agent à des tiers, sans que ceux-ci ne reçoivent de compensation. En présence d’externalités négatives, le coût privé d’une action sous-estime son coût social. Son aspect direct signifie qu’il doit toucher la quantité ou la qualité des ressources des tiers concernés.