11 La valorisation des intrants

Motivation et objectifs d’apprentissage

Un projet exige l’acquisition de 3 000 poutres d’acier, au prix, taxes comprises, de 5 000 $ chacune. Leur prix hors taxe est de 4 500 $ l’unité. L’élasticité de l’offre de poutres est estimée à 3, et l’élasticité de la demande actuelle à 1. La dépense totale monte à 15 millions de dollars. S’agit-il du coût social à prendre en compte dans l’ACA de ce projet ?

Dans ce chapitre, nous examinons la valorisation sociale des intrants mobilisés par un projet. Les défis liés à la valorisation sont, en réalité, de même nature que ceux rencontrés pour établir la valeur sociale des extrants d’un projet.

À la suite de ce chapitre, vous serez en mesure d’évaluer le coût social :

  1. D’intrants échangés sur des marchés efficients ;
  2. D’intrants échangés sur des marchés présentant des distorsions ;
  3. Du travail.

Nous nous pencherons particulièrement, dans la dernière section, sur la valorisation sociale du travail, car il s’agit d’un intrant essentiel dans tous les projets. En outre, dans les débats sur la justification d’un projet, la création d’emplois est souvent mise en avant de manière inappropriée comme un avantage. Voilà pourquoi il est essentiel de bien comprendre comment doit s’effectuer la valorisation de cet intrant, afin d’éviter les pièges classiques.

11.1 La valorisation des intrants achetés sur des marchés efficients

Un marché concurrentiel pour un intrant, tel le marché des mécaniciens automobiles, opère de manière semblable que pour un bien final. Le prix d’équilibre (P*), ou salaire d’équilibre (w*) dans le cas du facteur travail, est déterminé par l’intersection de l’offre et de la demande, comme l’illustre la Figure 11.1.

Figure 11.1 Le marché concurrentiel d’un intrant

11.1.1 La demande pour un intrant

Les marchés des intrants présentent cependant une caractéristique particulière : la demande est dite « dérivée », ce qui signifie qu’elle découle de la demande pour les biens et services produits à partir de l’intrant. Dans notre exemple, la demande de mécaniciens découle directement de la demande de services de réparation automobile, ce qui a pour conséquence que la courbe de la demande pour un intrant va se confondre à la courbe de la productivité marginale en valeur.

La productivité marginale en valeur d’un intrant se définit comme la productivité marginale de l’intrant, c’est-à-dire l’accroissement de la production d’extrants résultant de l’ajout d’une unité supplémentaire de l’intrant, multipliée par le prix de vente de l’extrant. Cette courbe est généralement décroissante, à cause de la loi des rendements marginaux décroissants.

Ainsi, un garage envisageant d’embaucher un mécanicien supplémentaire doit évaluer la quantité additionnelle de réparations qu’il serait possible d’effectuer grâce à cet ajout, disons 10 par semaine, ainsi que le prix moyen d’une réparation, imaginons 200 $. La productivité marginale en valeur de ce mécanicien s’élèverait donc à 2000 $ par semaine. Par conséquent, le garage aurait intérêt à embaucher un mécanicien de plus, si son salaire s’élevait à 2 000 $ par semaine ou moins.

Par ailleurs, à mesure qu’un garage embauche plus de mécaniciens, la productivité marginale manifeste une tendance à diminuer, en vertu de la loi des rendements marginaux décroissants. Cette loi énonce que le rendement marginal d’un facteur de production diminue au fur et à mesure que la quantité de l’intrant s’accroît, toutes choses étant égales par ailleurs. Par conséquent, le consentement maximal à payer à la marge pour un intrant a tendance à diminuer avec la quantité déjà employée, comme l’illustre la Figure 11.1.

11.1.2 L’offre d’un intrant

L’offre d’un intrant dans un marché concurrentiel reflète son coût marginal. Une unité supplémentaire de béton sera offerte si le prix couvre son coût marginal de production. Rappelons à nouveau qu’il s’agit de coûts économiques qui comprennent la rémunération normale pour tous les facteurs de production mobilisés, y compris le capital et l’entrepreneuriat.

Dans le marché du travail, l’offre de travail par les employés dépend de l’arbitrage entre le revenu du travail et la valeur accordée au temps consacré aux autres activités que le travail soit ce que les économistes appellent le « loisir ». Ainsi, la courbe de l’offre mesure la rétribution minimale que le travailleur doit recevoir pour renoncer à une unité de temps de loisir, soit la valeur marginale du loisir. De plus, cette valeur du loisir s’accroîtra généralement avec la quantité de travail L déjà offerte[1],de sorte que l’offre de travail s’accroît avec le salaire, comme l’illustre la Figure 11.1.

11.1.3 L’impact d’un projet

À l’équilibre concurrentiel sur le marché de l’intrant, le prix (ou le salaire) reflète donc simultanément la productivité marginale en valeur et le coût d’opportunité de l’intrant à la marge.

Explorons maintenant l’évaluation sociale des intrants mobilisés par un projet. L’impact d’un projet se traduit par l’ajout d’une demande supplémentaire à celle existante de l’intrant. Deux situations sont possibles, selon qu’on prévoit ou non une incidence sur le prix d’équilibre de l’intrant.

Situation 1 : Le projet n’a pas d’impact sur le prix d’un intrant

Règle de pratique

Lorsque la demande supplémentaire d’un intrant occasionnée par un projet est faible par rapport à la dimension du marché ou que l’offre de l’intrant est très élastique, la demande du projet n’a pas d’effet notable sur le prix d’équilibre de l’intrant. Dans cette situation, la dépense budgétaire pour l’intrant mesure son coût social. Autrement dit, le coût à inscrire dans l’ACA équivaut au prix du marché multiplié par la quantité de l’intrant utilisée par le projet.

Souvent, la dépense représente donc de manière adéquate le coût social. Prenons l’exemple d’un projet nécessitant l’achat de 100 m3 de bois, une quantité insuffisante pour influencer le prix du bois. Dans cette situation, avec un prix d’achat de 70 $ par m3, le coût social est égal à la dépense, soit 70 $ x 100 = 7 000 $.

Situation 2 : Le projet entraîne une variation du prix de l’intrant

Certains projets d’envergure peuvent exiger une quantité importante d’un intrant ou encore concerner un intrant dont l’élasticité de l’offre est faible. Dans de telles circonstances, le projet entraînera une augmentation du prix de l’intrant, et dans cette situation, l’évaluation sociale doit suivre la règle de pratique qui suit.

Règle de pratique

Si la demande additionnelle (k) générée par un projet entraîne une hausse du prix de P0 à P1, la valorisation sociale se fait d’après la règle suivante :

[latex]\text{Coût social} = \frac{\left( \text P_0 + \text P_1 \right)}{2} \times k[/latex]

En d’autres termes, la valorisation s’effectue à partir d’un prix de référence qui correspond à la moyenne du prix de l’intrant avant le projet (P0) et du prix anticipé après le projet (P1). Cette valorisation est exacte dans l’hypothèse de linéarité des courbes d’offre et de demande.

Le prix anticipé (P1) peut être évalué en fonction des élasticités-prix de l’offre ([latex]\eta_O[/latex]) et de la demande ([latex]\eta_D[/latex]) de l’intrant, suivant la procédure présentée à la section 4 du Chapitre 4. À titre de rappel, l’augmentation anticipée du prix en pourcentage se détermine comme suit :

[latex]\Delta p\% = \frac{\left(\text P_1 - \text P_0 \right)}{\text P_0} \% = + \left( \frac{k}{Q_0} \right) \times \left( \frac{1}{\eta_D + \eta_O} \right)[/latex]

La valorisation à ce prix de référence prend en compte le coût lié à l’augmentation de la quantité échangée de l’intrant ainsi que l’effet d’évincement sur la demande initiale pour l’intrant consécutif à l’augmentation du prix.

L’intuition qui fonde la règle de pratique précédente est très semblable à celle que nous avons introduite pour la valorisation d’un extrant (voir le Chapitre 7, section 1). L’exemple suivant permet d’illustrer les fondements de cette règle.

Exemple : L’achat de béton pour un méga barrage

L’offre et la demande dans le marché régional du béton sont illustrées à la Figure 11.2. Avec la construction d’un méga barrage, une quantité de 40 000 tonnes de béton sera nécessaire. Quel est le coût social de cet intrant à prendre en compte dans l’ACA ?

Figure 11.2 Le marché du béton avant le projet

Résolution

La mise en œuvre du projet engendre une demande additionnelle de 40 000 tonnes, entraînant ainsi un déplacement horizontal de la courbe de la demande de D à D+k, tel qu’illustré dans la Figure 11.3. Le projet a donc pour effet d’augmenter le prix de l’intrant, de 40 $/tonne à 60 $/tonne. Il est à noter toutefois que la quantité de béton supplémentaire mise sur le marché atteint seulement 20 000 tonnes. La partie restante de la quantité utilisée par le projet provient d’une réduction de la demande émanant des clients déjà établis, amenant ainsi un déplacement des activités économiques.

Le coût des unités d’intrants supplémentaires échangées sur le marché se quantifie par l’aire de la surface sous la courbe de l’offre, représentée par la zone abcd (ombrée en rouge) et correspondant à un montant de 1 million de dollars. Parallèlement, pour les unités d’intrants déplacées, le coût d’opportunité se mesure sous la courbe de la demande initiale, illustrée par la zone eadf (ombrée en bleu), également évaluée à 1 million de dollars. En effet, cette demande reflète la valeur que ces unités d’intrants génèrent dans leur utilisation initiale.

Au total, le coût social est illustré par l’aire de la surface eabcf. De manière équivalente, ce coût peut être calculé en multipliant le prix moyen de l’intrant, soit ½ (P0+P1), par la quantité de l’intrant mobilisée par le projet (k). Dans notre exemple, le coût social de l’intrant s’élève à 50 $ x 40 000, soit un montant total de 2 millions de dollars.

Figure 11.3 L’impact du projet sur le marché du béton

11.2 La valorisation en présence de distorsions

Comme dans le cas de la valorisation des extrants, la présence de distorsions entraîne des conséquences sur l’évaluation des coûts d’un projet. Analysons d’abord la valorisation lorsque l’intrant est soumis à une taxe.

11.2.1 La valorisation d’un intrant dont le prix est taxé

Cette situation ressemble beaucoup à celle que nous avons rencontrée au Chapitre 7 (à la section 1) lors de la valorisation d’un extrant taxé. La Figure 11.4 illustre l’impact causé par la demande additionnelle de l’intrant taxé. La quantité d’intrants échangés augmente de Q0 à Q1 à la suite de l’ajout de k à la demande initiale. Comme dans le cas de la valorisation d’un extrant taxé, la prise en compte ou non de la taxe dépend de la provenance de l’intrant utilisé par le projet :

  1. La partie de l’intrant utilisé par le projet provenant de l’accroissement de la quantité échangée de l’intrant, c’est-à-dire entre Q0 et Q1, doit être valorisée sous la courbe de l’offre par la surface abcd. Celle-ci peut s’approximer par le rectangle ombré en rouge, si la variation du prix entre a et b est faible par rapport à l’écart créé par la taxe t. Dans ce cas, on a besoin uniquement des prix courants avec et sans taxe ;
  2. La partie de l’intrant utilisé par le projet provenant de l’évincement de la demande initiale (entre Q’ et Q0) se valorise sur la demande initiale par la surface efdg. Une fois de plus, si l’écart du prix entre les points e et f est faible par rapport à t, il est possible d’utiliser l’approximation illustrée par le rectangle ombré en bleu.

L’importance relative de ces deux sources de l’intrant utilisé par le projet dépendra des élasticités-prix de l’offre et de la demande. La règle de pratique s’énonce comme suit :

Règle de pratique

Si le projet a un impact sur le prix de l’intrant qui est faible relativement à l’écart créé par la taxe, la valeur sociale à inclure dans l’ACA du projet s’approxime par :

[latex]\text{Coût social} = P_r \times k[/latex]

Avec k la quantité de l’intrant utilisé par le projet et Pr le prix de référence suivant :

[latex]P_r = \alpha_O P + \alpha_D \left( P + t \right)[/latex]

Avec :

  • P : le prix de l’intrant hors taxe observé avant la réalisation du projet ;
  • t : le montant de la taxe unitaire sur l’intrant ;
  • [latex]\alpha_O[/latex] : la part de l’intrant du projet qui provient de l’accroissement de l’offre, qui s’évalue par [latex]\frac{\eta_O}{\eta_O + \eta_D}[/latex] ;
  • [latex]\alpha_D[/latex] : la part de l’intrant du projet qui provient de l’accroissement de l’offre, qui s’évalue par [latex]\frac{\eta_D}{\eta_O + \eta_D}[/latex] ;
  • [latex]\eta_O, \eta_D[/latex] : l’élasticité-prix de l’offre et de la demande de l’intrant.
Figure 11.4 La valorisation d’un intrant taxé (approximation)

11.2.2 La valorisation d’un intrant subventionné

Dans le cas d’un intrant subventionné, le prix de référence prend la forme suivante :

[latex]P_r = \alpha_O P + \alpha_D \left( P - s \right)[/latex]

En effet, la part de l’intrant provenant d’une quantité additionnelle est valorisée au prix sur l’offre (P), alors que la partie qui évince la demande déjà établie est valorisée au prix sur la demande, soit P-s avec s le montant de la subvention unitaire. Cela suppose évidemment que la demande préalable au projet bénéficie aussi de la subvention. Si ce n’est pas le cas, la valorisation doit s’effectuer entièrement au prix P.

11.2.3 Autres distorsions

D’autres distorsions peuvent affecter le marché de l’intrant. Par exemple, la production d’un intrant peut générer des coûts externes qui doivent être pris en compte dans l’ACA. Ainsi, si le projet nécessite l’achat d’énergie produite par des énergies fossiles, il est nécessaire de tenir compte des coûts externes additionnels. Si la quantité d’énergie demandée par le projet provient entièrement d’un accroissement de la production (par exemple, lorsque l’offre est parfaitement élastique), les coûts externes sont calculés sur la base de la quantité totale utilisée par le projet. Le coût externe à inclure dans l’ACA correspond alors au coût externe par unité d’intrant, multiplié par la quantité de l’intrant utilisée par le projet.

Cependant, si une portion de la quantité utilisée par le projet résulte d’un évincement de la demande initiale, il n’est pas nécessaire d’inclure les coûts externes associés à cette partie. Ces coûts subsisteront indépendamment de la réalisation du projet. Une fois de plus, les élasticités‑prix de l’offre et de la demande permettent de déterminer la provenance de la quantité utilisée par le projet.

Le marché de l’intrant peut également être touché par la présence d’un pouvoir de marché. Dans ce cas, la production supplémentaire de l’intrant utilisée par le projet doit être valorisée au coût marginal plutôt qu’au prix[2], tandis que la partie provenant de l’évincement de la demande préexistante doit être évaluée au prix en vigueur.

Une fois de plus, d’autres situations sont possibles. L’analyste doit donc toujours être vigilant et se questionner, afin de savoir si le prix payé pour l’intrant utilisé par le projet reflète vraiment le coût social. Si ce n’est pas le cas, la dépense budgétaire devra être ajustée.

11.3 La valeur sociale du travail

11.3.1 Le coût d’un travail dépend de sa provenance

Tout comme pour les autres intrants, la quantité de travail investie dans le cadre d’un projet entraîne un coût d’opportunité correspondant à la valeur qu’on sacrifie en mobilisant des travailleurs pour ce projet. Bien qu’on fasse souvent référence au « marché du travail » de manière générale, en pratique, plusieurs marchés du travail coexistent, affichant des conditions pouvant varier considérablement. Par exemple, dans le contexte d’un projet d’informatisation des dossiers médicaux, il est nécessaire de distinguer entre le marché des informaticiens et celui des employés de soutien administratif, car les conditions peuvent différer de manière significative dans ces deux domaines.

Comme pour tout autre intrant, la valeur sociale du travail engagé dans un projet dépend de l’origine des travailleurs, ce qui influence leur coût d’opportunité. Les travailleurs mobilisés par le projet peuvent se trouver dans l’une des situations suivantes :

  1. Avoir déjà un emploi de niveau équivalent, ce qui les classe parmi les travailleurs déplacés par le projet ;
  2. Être attirés sur le marché de l’emploi par le projet les catégorisant ainsi comme de nouveaux travailleurs ;
  3. Être en recherche d’emploi de sorte que le projet offre ainsi l’occasion à ces chômeurs de se réinsérer dans le marché du travail.

1) Les travailleurs déplacés par le projet

Le coût social des travailleurs déplacés par un projet doit être évalué par leur salaire brut (wB), puisque ce salaire reflète la valeur économique que ces travailleurs produisent dans leur emploi actuel.

En effet, le salaire brut mesure la productivité marginale en valeur et correspond à la demande de travail. Ainsi, il représente la valeur à laquelle on renonce en mobilisant ces travailleurs pour le projet.

2) Les travailleurs attirés par le projet

Pour les travailleurs attirés sur le marché du travail par le projet, le coût social correspond à la valeur du « loisir » auquel ils renoncent. Cette valeur correspond au salaire net (wN) versé par le projet.

Lorsqu’un travailleur intègre le marché du travail avec le salaire wN offert par le projet, cela indique que ce salaire compense la valeur du loisir auquel il renonce. En d’autres termes, ce salaire net représente la mesure du coût social de sa participation au projet en termes de renonciation au temps de loisir.

3) Les travailleurs qui proviennent du chômage

Lorsque les conditions macroéconomiques sont difficiles, un projet peut contribuer à réduire le chômage en embauchant directement des chômeurs ou en engageant des travailleurs qui libèrent des emplois pour des chômeurs. Dans cette situation, le coût social correspond à la valeur du temps de « loisir » auquel les chômeurs renoncent.

Il est important de noter que les allocations de chômage, en tant que transferts, ne doivent pas être prises en compte dans le calcul du coût social. Ainsi, le salaire net moins les allocations de chômage pourrait mesurer le coût social des travailleurs réintégrés dans le marché du travail. Cependant, il est probable que le véritable coût social soit encore plus bas, car certaines de ces personnes auraient peut-être accepté de travailler à un salaire inférieur. Cela peut notamment se produire si le chômage est causé par l’imposition d’un salaire minimum[3].

En pratique, plusieurs options sont proposées pour déterminer la valeur sociale du loisir des chômeurs réintégrés dans le marché du travail :

  1. Boardman et al., (2018, p. 152) proposent d’utiliser le salaire de référence, correspondant à 50 % du salaire net, équivalant à la moyenne entre le salaire net et zéro. La justification de cette règle de pratique serait que le salaire de réserve serait nul ;
  2. Dans des contextes où le chômage involontaire est important à court et à long terme, la Commission européenne (Sartori et al., 2015) suggère d’ajuster vers le bas le salaire net, en appliquant le facteur de correction (1-u), avec « u » représentant le taux de chômage. Cette méthode est également adoptée par le gouvernement du Canada (Gouvernement du Canada, 2023, Tableau 2).

11.3.2 La valorisation à partir d’une moyenne pondérée

La valeur sociale du travail dépend donc de la provenance des travailleurs, et l’importance de chaque source est influencée par les conditions spécifiques du marché pour une catégorie d’emploi donnée. Ainsi, la valorisation des unités de travail pour une classe d’emploi particulière peut être réalisée à partir du salaire de référence, calculé comme la moyenne pondérée suivante :

[latex]w_r = \alpha_D w_B + \alpha_O w_N + \alpha_C w_L[/latex]

Avec :

  • [latex]w_r[/latex] : le salaire de référence pour la catégorie d’employés embauchés par le projet ;
  • [latex]\alpha_D[/latex] : la part des travailleurs du projet qui avaient déjà un emploi ;
  • [latex]w_B[/latex]  : le salaire brut ;
  • [latex]\alpha_O[/latex] : la part des travailleurs du projet qui sont attirés dans le marché de l’emploi par le projet ;
  • [latex]w_N[/latex]  : le salaire net ;
  • [latex]\alpha_C[/latex] : la part des travailleurs qui proviennent du chômage involontaire ;
  • [latex]w_L[/latex]  : une évaluation de la valeur du loisir des personnes au chômage.

Évidemment, les trois sources ne sont pas toujours appropriées. Par exemple, dans une catégorie de travailleurs chez qui il existe une pénurie de main-d’œuvre, il est probable que la plupart des travailleurs employés par le projet auraient un emploi même sans le projet, de sorte que [latex]\alpha_D = 1[/latex] constitue sans doute une bonne hypothèse. La détermination des poids nécessitera donc une analyse du marché de l’emploi convenant à chaque catégorie de travail.

11.3.3 Autres distorsions possibles dans le marché du travail

La création d’emplois dans certains domaines est favorisée par des subventions qui dépendent de la masse salariale. Par exemple, au Québec, un crédit d’impôt de 37,5 % est accordé pour les dépenses salariales des éditeurs de jeux vidéo, plafonné à 100 000$ par travailleur. Dans ce cadre, le coût social des travailleurs employés par le projet, qui étaient déjà actifs dans d’autres secteurs non subventionnés, se mesure par le salaire brut. En revanche, si ces travailleurs proviennent d’un secteur subventionné, le coût de renonciation correspond au salaire brut, moins le montant des subventions.

Le salaire octroyé par un projet peut également comprendre une rente salariale, notamment lorsque les conditions ont été négociées par l’intermédiaire d’un syndicat. Dans cette situation, le salaire versé surévalue le coût social, puisque, dans le meilleur emploi alternatif, le salaire serait probablement inférieur, comme l’illustre l’exemple suivant.

Exemple : rationalisation à la Société des alcools 

Dans une démarche de rationalisation, la Société des alcools, une entreprise d’État détenant un monopole dans la vente d’alcools dans une juridiction donnée, envisage la mise en place de caisses en libre-service, permettant aux clients de scanner eux-mêmes les produits. Le principal avantage de cette initiative serait la réduction du nombre de caissiers à temps plein de 300 postes. Actuellement, les caissiers à temps plein de la Société des alcools perçoivent en moyenne un salaire brut annuel de 35 500 $.

Les conditions du marché indiquent que ces employés devraient retrouver rapidement un emploi, et tous resteront actif sur le marché du travail. Cependant, étant donné leurs compétences et leur expérience, ils ne peuvent espérer obtenir qu’un salaire annuel brut de 23 700 $ dans leur meilleur emploi alternatif.

Le coût annuel de ce projet est évalué à 8 millions de dollars. La question qui se pose est la suivante : Ce projet s’avère-t-il socialement rentable ?

Résolution

Si l’on se penche sur la rentabilité privée pour la Société des alcools, le projet est rentable, puisqu’il engendre une réduction des coûts salariaux de 300 x 35 500 $, soit de 10,65 millions de dollars, ce qui excède le coût de 8 millions de dollars.

Cependant, la valorisation sociale des avantages doit reposer sur la valeur sociale que ces travailleurs libérés pourront produire dans leur meilleur emploi alternatif, soit 300 x 23 700 $, ce qui équivaut à 7,11 millions de dollars. La rente de 11 800 $ dont jouissent les caissiers dans leur emploi actuel n’est rien d’autre qu’un transfert de la Société des alcools vers les travailleurs. Le projet a pour conséquence de déplacer cette rente des travailleurs vers la Société des alcools, ce qui ne génère pas de gains réels de ressources[4].

11.3.4 La valeur sociale du travail : une mise en garde

Soulignons à nouveau que l’utilisation de travailleurs dans un projet constitue un coût social et non un avantage, contrairement à ce que prétendent souvent les partisans d’un projet. Cependant, comme nous venons de le constater, le coût social peut, dans certaines circonstances, s’avérer inférieur à la dépense salariale, ce qui peut se produire si le projet attire des travailleurs sur le marché du travail ou contribue à réduire le chômage.

Dans ces situations, il est crucial d’effectuer des analyses de sensibilité de la VAN du projet en fonction de différentes hypothèses sur le coût social du travail. Il convient de se montrer très prudent avant de recommander un projet dont la VAN est positive uniquement en ajustant à la baisse le coût du travail. En effet, les conditions d’emploi difficiles peuvent s’avérer temporaires, notamment dans le cas d’une récession passagère. Si le chômage persiste, il est probablement préférable d’opter pour des réformes structurelles plutôt que de chercher à masquer le problème en adoptant des projets non rentables.

Enfin, il semble également nécessaire de faire preuve de prudence, car l’impact d’un projet sur le chômage ne s’anticipe pas toujours facilement. Ainsi, le projet peut attirer de nouveaux travailleurs par l’intermédiaire des flux migratoires, de sorte que le taux de chômage ne diminue pas nécessairement. De même, un projet peut réduire le chômage dans une région, tout en l’augmentant dans une autre, s’il y a un déplacement des activités économiques.

11.4 Conclusions

Éléments clés à retenir

  • La dépense budgétaire constitue le coût social d’un intrant lorsque le marché de cet intrant ne présente aucune distorsion notable et que la demande du projet n’entraîne pas d’effet sur son prix.
  • Si la demande du projet entraîne une augmentation du prix d’un intrant, le coût social doit être évalué en s’appuyant sur le prix moyen de l’intrant avec et sans le projet.
  • En présence de taxes ou de subventions, le coût social doit prendre en compte la provenance de l’intrant utilisé par le projet. La partie provenant d’une augmentation de la quantité échangée sur le marché de l’intrant doit être évaluée selon le prix hors taxe et hors subvention. La partie résultant d’un évincement d’autres activités économiques utilisant l’intrant doit s’évaluer au prix comprenant les taxes ou au prix net de subvention. L’importance relative de ces deux sources dépend des élasticités-prix de l’offre et de la demande.
  • En présence d’autres distorsions, la dépense budgétaire doit également être ajustée pour refléter le véritable coût social.
  • Le coût social du travail dépend de la provenance des travailleurs mobilisés par le projet, s’ils possèdent déjà un emploi, joignent le marché du travail ou sortent du chômage.
  • La valorisation des travailleurs déjà employés se fait au salaire brut, celle des nouveaux travailleurs au salaire net, et celle des personnes au chômage à la valeur sociale du loisir.
  • La valorisation peut s’effectuer en utilisant un salaire de référence pondéré en fonction de l’importance relative des trois sources de travailleurs.
  • L’analyse doit être menée chez différentes classes de travailleurs en tenant compte des conditions spécifiques à chacun des segments de marché.
  • Il s’avère crucial de réaliser une analyse de sensibilité en fonction des hypothèses sur le coût social du travail.

Retour sur la motivation

Un projet exige l’acquisition de 3 000 poutres d’acier, au prix, taxes comprises, de 5,000 $ chacune. Leur prix hors taxe est de 4 500 $ l’unité. L’élasticité de l’offre de poutres est estimée à 3, et l’élasticité de la demande actuelle à 1. La dépense totale monte à 15 millions de dollars. S’agit-il du coût social à prendre en compte dans l’ACA de ce projet ?

Résolution

En se fondant sur les élasticités-prix, on peut prévoir que les ¾ de la demande de poutres générée par le projet découleront d’une augmentation de la quantité échangée de cet intrant, et qu’elle devra être valorisée au prix hors taxe. Le ¼ restant proviendra d’un déplacement d’activités économiques, et son coût social correspondra au prix comprenant la taxe. Le prix de référence est donc le suivant :

Pr = (3/4) x 4 500 + (1/4) x 5 000 = 4 625$

Le coût social des poutres est donc de 4 625 $ x 3 000 = 13,87 millions de dollars.

Exercices

  1. (*) Un projet d’infrastructure majeur nécessite 2 millions de tonnes de ciment, ce qui représente environ 10 % de la production actuelle du marché. On estime que l’élasticité de la demande de ciment est de 0,2, alors que l’élasticité de l’offre de ciment est de 2. Le prix actuel d’une tonne de ciment est de 200 $. Déterminez le coût social de cet intrant à prendre en compte dans une ACA.
  2. (*) Un projet requiert l’utilisation d’une flotte de camions. On estime que ce projet exigera l’utilisation de 50 000 litres de diesel par année. Le prix du diesel s’élève à 1,2 $/litre, incluant 0,3 cent de taxes. On prévoit que l’offre de diesel est suffisamment élastique pour que cette demande additionnelle n’affecte pas son prix. Quel est le coût social associé à l’utilisation de cet intrant à prendre en compte dans une ACA ? Comment votre réponse varierait-elle si l’offre de diesel était parfaitement inélastique.
  3. (*) Le gouvernement envisage de mettre en place un programme de vaccination contre le zona pour les personnes âgées de plus de 65 ans. On estime qu’au cours de la première année, on aura besoin de 100 000 doses. Le vaccin est produit par une entreprise disposant d’un brevet exclusif. L’entreprise vend le vaccin 120 $/dose. Discutez des enjeux associés à la valorisation sociale de ces vaccins.
  4. (*) Le gouvernement du Québec entend montrer l’exemple en termes d’électrification des transports, en exigeant qu’un certain pourcentage du parc de véhicules du gouvernement devienne électrique. Si l’on veut effectuer une ACA de ce projet, quels sont les intrants à considérer et comment doivent-ils être valorisés ?
  5. (*) Dans un quartier, il existe une quantité fixe de terres à bâtir de 70 lots appartenant à plusieurs propriétaires. La demande privée pour un lot de terre dans cette zone est représentée par une droite à pente négative. On estime que le prix du marché pour un lot est de P* = 40 000 $. La municipalité élabore un projet visant à aménager une zone de conservation sur ces terres, afin de préserver la qualité de l’eau disponible. Elle utiliserait son pouvoir d’expropriation en offrant à chaque propriétaire la valeur marchande, soit 40 000 $/lot. La dépense budgétée par le projet est donc de 40 000 x 70 = 2 800 000 $. S’agit-il d’une mesure adéquate du coût social ? Si oui, pourquoi, sinon déterminez le véritable coût social.
  6. Une municipalité envisage d’embaucher une personne pendant un an, afin de favoriser le développement économique de la région. Pour ce faire, elle reçoit une allocation du gouvernement de 10 000 $, mais à la condition d’engager une personne qui se trouve actuellement au chômage. Le salaire brut de l’emploi est de 50 000 $, ce qui donne un salaire net de 35 000 $. En moyenne, une personne ayant les compétences nécessaires pour cet emploi reçoit des allocations de chômage de 18 000 $ par année. Quel est le coût social à inscrire au projet ?
  7. Conformément à la section 11.3.1, les travailleurs engagés dans le cadre d’un projet peuvent être issus de trois sources distinctes. Chaque source est associée à un coût social du travail spécifique. Veuillez utiliser l’approche par partie pour déterminer les coûts et avantages (y compris les transferts) de chaque partie impliquée, de manière à reconstituer le coût social approprié. À titre d’exemple, pour les travailleurs déplacés, les parties pertinentes sont : l’employeur initial et l’employeur du projet.

Bibliographie

Boardman, A. E., Greenber, D. H., Vining, A. R. et Weiner, D. L. (2018). Cost-benefit analysis: concepts and practice, (5th edition). Cambridge University Press.

Gouvernement du Canada. (2023). Guide d’analyse coûts-avantages pour le Canada : propositions de réglementation. https://www.canada.ca/fr/
gouvernement/systeme/lois/developpement-amelioration-reglementation-federale/exigences-matiere-elaboration-gestion-examen-reglements/lignes-directrices-outils/guide-analyse-couts-avantages-propositions-reglementation.html

Marginal Revolution University. (2015). Price Floors: The Minimum Wage [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=65kfAswiHLk

Sartori D., Catalano, G., Genco, M., Pancotti, C., Sirtori, E., Vignetti, S. et Del Bo, C. (2015). Guide to Cost-Benefit Analysis of Investment Projets: economic appraisal tool for Cohesion Policy 2014-2020. European Commission. https://ec.europa.eu/regional_policy/sources/studies/cba_guide.pdf


  1. Moins on dispose de temps de loisir, plus sa valeur devient importante.
  2. On suppose ici que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché sont des parties prenantes dans l’ACA, de sorte que la marge (P-Cm) n’est qu’un transfert entre les consommateurs et les producteurs. Si les entreprises ne sont pas des parties prenantes (par exemple, une entreprise étrangère), toute la quantité d’intrants utilisés par le projet doit alors être valorisée au prix payé.
  3. Pour un rappel des impacts du salaire minimum, visionner la vidéo Marginal Revolution (2015).
  4. Si la Société des alcools réduit ses prix à cause du projet, cela pourrait entraîner des effets réels, en augmentant les gains aux échanges dans le marché de la vente d’alcool.
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Introduction à l’analyse coût-avantage Droit d'auteur © 2024 par Philippe Barla est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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