22 Culture et développement économique - L’ACA des crédits d’impôt pour favoriser le tournage de films étrangers
Cette étude de cas a été conçue à partir de Lester (2013). Nous offrons ici une version quelque peu simplifiée[1], à des fins pédagogiques.
Concepts mobilisés | Chapitre de référence |
L’impact d’une subvention | 8 |
Importance de l’horizon spatial | 2 |
Analyse ex post | 1 |
Coût marginal des fonds publics | 5 |
1. Le contexte
- Le besoin : Soutenir l’industrie cinématographique et télévisuelle canadienne en attirant des productions étrangères, principalement des États-Unis.
- Le projet : En 2010, le gouvernement du Canada et les gouvernements provinciaux ont accordé 470 millions de dollars sous forme de crédits d’impôt aux entreprises canadiennes pour le tournage de film étrangers au Canada.
- Les objectifs :
- Favoriser la production et l’emploi dans l’industrie audiovisuelle canadienne ;
- Générer des retombées économiques, notamment fiscales, pour le Canada et les provinces ;
- Maintenir la compétitivité par rapport aux incitatifs offerts par d’autres juridictions.
- L’ACA :
- Lester (2013) procède à une évaluation des coûts et des avantages sociaux pour le Canada découlant des crédits d’impôt pour l’année 2010. Cette année constitue donc la période de référence pour cette étude, avec le Canada comme horizon spatial et une durée d’analyse fixée à une année.
- Étant donné que les programmes sont déjà mis en place, l’ACA adoptée par Lester se caractérise par son aspect ex post.
2. Les scénarios
Le scénario de référence
Le scénario de référence envisagé représente une hypothèse selon laquelle, en 2010, aucun crédit d’impôt n’aurait été alloué aux productions étrangères. Dans le contexte de cette ACA ex post, le scénario de référence ne reflète donc pas le statu quo, mais plutôt un scénario contrefactuel dans lequel le projet aurait été retiré.
Le scénario avec le projet
Ce scénario envisage le maintien du statu quo, à savoir l’attribution de crédits d’impôt canadiens et provinciaux totalisant 470 millions de dollars à des productions étrangères réalisées sur le sol canadien par des sociétés canadiennes. Les conditions de ce soutien financier varient en fonction des juridictions. Par exemple, le Québec propose un crédit d’impôt remboursable correspondant à 20 % des dépenses liées aux coûts de la main-d’œuvre et à l’achat de biens éligibles effectués au Québec, comme le précise la SODEC (2023).
3. Les parties prenantes, les impacts et l’état des connaissances
Les parties prenantes sont les suivantes :
- Les entreprises canadiennes du secteur cinématographique et télévisuel ;
- Les producteurs étrangers de films et de programmes télévisuels ;
- Les pouvoirs publics ;
- Les professionnels travaillant dans cette industrie.
Les entreprises canadiennes
Les entreprises canadiennes opèrent du côté de l’offre sur le « marché des tournages ». Les programmes de subventions créent plusieurs impacts sur cette industrie :
- Les crédits d’impôt permettent aux entreprises canadiennes d’offrir des tarifs compétitifs aux producteurs étrangers, ce qui favorise l’attraction d’une clientèle internationale. Malgré ces tarifs compétitifs, les subventions permettent d’augmenter les revenus des entreprises canadiennes ;
- L’augmentation de la production au sein de l’industrie contribue à l’amélioration de l’efficacité des entreprises, grâce à une meilleure exploitation des économies d’échelle. Cette croissance stimule également des avantages externes, tels les effets d’agglomération et de spécialisation, par exemple, le développement d’entreprises dans le créneau des effets spéciaux ;
- La mise en œuvre de ces programmes s’accompagne de certains coûts administratifs.
Les producteurs étrangers
Les producteurs étrangers représentent la demande sur le marché des tournages. L’existence de crédits d’impôt diminue le coût des tournages au Canada pour ces producteurs, faisant ainsi du Canada une option plus séduisante. Il est important de souligner, toutefois, que le bien-être de ces clients internationaux n’entre pas dans le cadre de l’horizon spatial, étant donné qu’ils ne font pas partie de la zone géographique étudiée. Néanmoins, comprendre leur comportement est essentiel pour anticiper les effets de ces programmes sur l’industrie.
Les gouvernements
Les impacts des programmes de subvention sur les gouvernements comprennent :
- Les dépenses directes associées aux subventions accordées, représentant un coût monétaire immédiat pour le gouvernement ;
- Les recettes fiscales supplémentaires générées par les dépenses effectuées au Canada par des personnes ou des entités étrangères, telles que les dépenses des équipes de tournage étrangères, qui contribuent ainsi à l’accroissement des revenus fiscaux ;
- Le coût des fonds publics sur les dépenses fiscales nettes ;
- Les coûts administratifs engendrés par la gestion et par l’exécution des programmes de subvention.
Les professionnels de l’industrie
Les subventions permettent d’accroître le nombre de tournages, ce qui favorise la création d’emplois dans le secteur. Toutefois, cette stimulation de l’emploi n’entraîne pas nécessairement un accroissement de la prospérité collective, si l’on considère que les salaires versés aux professionnels ne comportent pas de surplus économique (ou de rentes). En d’autres termes, dans l’éventualité où ces subventions seraient retirées, on considère que les travailleurs touchés trouveraient des occasions équivalentes dans d’autres industries où les niveaux de rémunération seraient comparables.
L’état des connaissances[2]
Des études sur les retombées économiques des tournages étrangers au Québec ont été menées. D’après le bureau du cinéma et de la télévision du Québec (2016), en 2015, 16 productions étrangères ont généré environ 313 millions de dollars en dépenses directes, soutenant plus de 4 800 emplois. E&B Data (2004) révèle que, pour chaque dépense de 10 millions de dollars pour des productions étrangères au Québec, 155 emplois sont créés et le gouvernement du Québec bénéficie de recettes fiscales nettes, c’est-à-dire après le remboursement des crédits d’impôt, de 1,17 million de dollars.
Cependant, ces analyses ne prennent pas en compte les conséquences économiques négatives découlant des impôts levés pour financer ces programmes de subventions. De plus, elles présupposent que la totalité des tournages étrangers au Québec est directement attribuable à l’existence de ces programmes de subvention. Il est également important de noter que ces études calculent les impacts économiques et non les avantages sociaux nets de ces programmes.
4. Le cadre d’analyse et la valorisation des effets dans le marché des tournages
Le marché principal affecté par les programmes de subvention est celui des tournages étrangers au Canada. Bien que ce marché ne remplisse pas toutes les conditions d’un marché en concurrence parfaite (par exemple, les services proposés par les entreprises canadiennes peuvent varier en termes de qualité et de spécialisation), il demeure pertinent d’utiliser ce cadre d’analyse pour évaluer les effets des subventions. Dans ce marché, la demande provient des producteurs étrangers, notamment hollywoodiens, qui possèdent les droits sur des scénarios et doivent choisir leur lieu de tournage. Le coût constitue un critère décisif dans cette décision, entraînant une augmentation de la quantité demandée lorsque les prix des tournages diminuent.
Lorsque ces clients choisissent de réaliser leur tournage au Canada, ils engagent une société de production canadienne responsable de la livraison du produit fini, qu’il s’agisse d’un film ou d’une émission télévisée. Ainsi, dans notre analyse, les entreprises canadiennes représentent l’offre. La quantité offerte tend à augmenter avec le prix, ce qui indique que le coût marginal de production croît à mesure que le volume des tournages augmente.[3]
En s’appuyant sur ce cadre, il est possible de déterminer les impacts des programmes de subventions à évaluer et d’identifier les données nécessaires pour cette évaluation.
Le scénario de référence
Dans le scénario de référence, pour lequel les subventions ne sont pas en place, l’équilibre sur le marché des tournages étrangers se situe au point d’intersection entre les courbes de l’offre et de la demande, tel qu’illustré dans la Figure 22.1. À cet équilibre, la quantité de tournages réalisés est Q0, et le prix correspondant est P0. Toutefois, ces valeurs ne sont pas directement observables dans la réalité, ce qui nécessite de trouver un moyen de les évaluer.
Le scénario avec subvention
L’effet des programmes de subvention sur l’industrie peut être examiné en utilisant l’approche décrite au Chapitre 8. Comme illustré par la Figure 22.1, les subventions entraînent une hausse de la quantité de tournages, portant celle-ci à Q1. Ce phénomène s’explique par la diminution du prix à la charge des acheteurs (Pa), tandis que le prix perçu par les vendeurs (Pv) augmente. La disparité entre ces deux prix reflète le montant moyen de la subvention accordée par tournage, symbolisé par s.
Il est possible de déterminer les impacts importants à évaluer sur ce marché, en adoptant l’approche par parties prenantes. La Figure 22.2 et le Tableau 22.1 illustrent cette procédure en détail.
Il est important de souligner que, compte tenu de la délimitation de l’horizon spatial choisi, l’augmentation du surplus du consommateur pour les clients étrangers ne peut être considérée comme un avantage. Ainsi, la perte nette sur le marché se mesure par la somme de la perte sèche et du montant de la subvention accordée aux clients étrangers.
Partie prenante |
Description de l’impact |
Surfaces dans la Figure 22.2 |
Entreprises canadiennes |
Avantage : Hausse du surplus du producteur à la suite de l’augmentation du prix de P0 à PV |
abcd |
Gouvernements |
Coût : Baisse du surplus entraîné par la dépense fiscale |
– abef |
Clients étrangers |
Avantage : Hausse de leur surplus à la suite de la baisse du prix de P0 à Pa |
dcef |
Effet net |
|
– dcbef |
Pour évaluer les effets des programmes de subventions, Lester (2013) utilise les données disponibles et détermine les valeurs de certains paramètres à partir d’une revue de la documentation existante :
- L’élasticité–prix de la demande (ηD) est évaluée à 3,4 ;
- L’élasticité–prix de l’offre (ηO) s’élève à 5 ;
- Le programme de subventions augmenterait le nombre de tournages d’environ 52 %, ce qui correspond à un taux d’opportunisme d’environ 66 % ;
- Le montant total des subventions octroyées au Canada en 2010 atteignait 470 millions de dollars.
Pour calculer la part des subventions transmises aux clients étrangers, on applique la formule d’incidence du Chapitre 8 section 2 :
Part des subventions transmises aux consommateurs = [latex]\frac{\eta_O}{\eta_D + \eta_D}[/latex]=0,6 ou 60 %.
Par conséquent, la valeur de la zone dgef équivaut à 60 % du montant total des subventions, soit 282 millions de dollars. Il est maintenant nécessaire de déterminer la valeur de l’aire du triangle cbg. La hauteur de ce triangle, c’est-à-dire la distance verticale entre les points b et g, représente 40 % de la subvention moyenne par tournage, s. De plus, la base de ce triangle est formée de la différence entre Q1 et Q0, qui s’établit à 0,52 Q0, en supposant que le programme de subvention a entraîné une augmentation de 52 % du nombre de tournages. Ainsi, l’aire du triangle cbg se calcule comme suit :
Aire du triangle cbg = ½ x 0,4 x s x 0,52 x Q0.
Bien que nous ne connaissions pas directement la valeur de s ni de Q0, nous savons que l’aire du rectangle abef est donnée par :
Aire du rectangle abef = s x 1,52 x Q0 = 470 millions de dollars.
En comparant ces deux formules, nous déduisons que l’aire du triangle cbg est :
Aire du triangle cbg = ½ x 0,4 x (0,52/1,52) x l’aire du rectangle abef = 32,1 millions de dollars.
L’effet net du programme de subventions s’élève donc à une perte nette de 314,1 millions de dollars, formée de 282 millions de dollars, plus 32,1 millions de dollars.
5. Les autres impacts à prendre en compte dans l’ACA
L’analyse effectuée précédemment quantifie les pertes d’efficience induites par les subventions et le coût pour le Canada résultant du transfert des ressources vers les entités extérieures à l’horizon d’analyse. Comme nous l’avons indiqué à la section 4, ces programmes de subventions entraînent également d’autres répercussions que Lester (2013) a évaluées. Les revenus fiscaux générés par les dépenses des non‑résidents sont estimés à environ 13,8 millions de dollars. Cette somme représente un avantage net, plutôt qu’un simple transfert, puisque ces individus ne sont pas compris dans l’horizon d’analyse. Par ailleurs, Lester évalue à 50 millions de dollars l’accroissement de l’efficacité de l’industrie résultant des programmes de subventions.
En ce qui concerne les coûts supplémentaires, Lester estime les frais administratifs associés à la gestion des programmes de subventions, pour le gouvernement et l’industrie, à environ 6,5 millions de dollars, cette évaluation s’appuyant sur les données administratives disponibles. Il prend également en compte le coût marginal des fonds publics, évalué à 0,26 dollar par dollar dépensé, sur la base des conclusions d’autres recherches. Ainsi, le coût total des fonds publics s’élève à 120 millions de dollars, correspondant à 0,26 dollar, multiplié par (470 millions de dollars – 18,8 millions de dollars + 6,5 millions de dollars). Le Tableau 22.2 présente les résultats de l’ACA.
Catégorie |
Montant (en millions de $ de 2010) |
Avantages |
|
Taxes collectées sur les étrangers |
13,8 |
Amélioration de l’efficacité de l’industrie |
51,1 |
Total Bénéfices |
64,9 |
Coûts |
|
Subventions qui reviennent aux étrangers, plus perte sèche |
314 |
Coûts administratifs |
6,5 |
Coûts des fonds publics |
120 |
Total des coûts |
440,5 |
Perte nette |
-375,6 |
Source: Adapté de Lester (2013) |
6. L’analyse de sensibilité
Dans le cadre de son analyse de sensibilité, Lester (2013) explore un scénario optimiste pour évaluer l’impact des programmes de subventions ayant des conditions modifiées. Dans ce scénario, l’élasticité-prix de la demande pour les tournages est censée constituer le double de celle estimée initialement, passant de 3,4 à 6,8. Cette modification réduit la proportion des subventions qui s’expatrient hors du pays, retenant ainsi une plus grande part de la valeur générée à l’intérieur des frontières nationales. De plus, une diminution de l’élasticité de l’offre de 5 à 1 favorise davantage l’industrie canadienne, en augmentant la part des subventions qui bénéficient directement aux producteurs canadiens. En outre, les avantages en termes d’efficacité causés par l’accroissement de la production sont augmentés de 50 %. Malgré ces ajustements optimistes, Lester (2013) conclut que les programmes de subventions entraînent toujours une perte nette pour l’économie.
7. Recommandations
D’après l’ACA réalisée par Lester, les programmes de subventions génèrent un coût net supérieur à leurs avantages. Ainsi, leur suppression pourrait éventuellement améliorer la richesse collective. Cette situation pousse à nous questionner sur les motivations des autorités publiques à maintenir de tels programmes. Comme nous l’expliquons au Chapitre 3, cette politique ne bénéficie qu’à un groupe restreint d’acteurs, alors que ses coûts sont répartis dans un large éventail de contribuables. Une initiative visant à abolir ces subventions se heurterait probablement à une résistance bien plus organisée que le niveau de soutien qu’elle pourrait amasser.
Par ailleurs, l’analyse de Lester n’est pas exempte de limites. On peut se poser des questions sur le réalisme d’un scénario de référence dans lequel toutes les juridictions canadiennes se coordonneraient pour éliminer les subventions. Ces programmes de subventions résultent en effet probablement en partie d’une dynamique de concurrence fiscale entre les juridictions, comme le suggèrent Sewordor et Sjoquist (2016). L’élimination par une seule juridiction serait sans doute moins rentable socialement.[4]
L’hypothèse d’une offre qui croît avec le prix, tout en tenant compte d’une amélioration de l’efficacité lorsque le niveau de production augmente, présente certaines contradictions théoriques. Lester n’examine pas non plus les répercussions potentielles sur le marché secondaire des tournages domestiques, alors que la présence accrue de productions étrangères pourrait exercer une pression à la hausse sur les coûts des tournages locaux (effet de prix) mais aussi améliorer la qualité des services offerts. Il est également possible que les programmes de subventions entraînent des impacts dynamiques favorables. L’augmentation du nombre de tournages aujourd’hui pourrait favoriser la croissance de la demande à l’avenir, à travers des effets de réseau ou par l’amélioration de la qualité des services offerts. De plus, la croissance de la demande pourrait éventuellement se traduire par des hausses de prix, ce qui permettrait d’accroître le surplus des producteurs.
En conclusion, il est important d’aborder ces résultats avec prudence, car ils représentent l’aboutissement d’une seule étude. Avant de prendre une décision définitive sur l’avenir de ces programmes, il serait judicieux d’établir un consensus scientifique sur leurs coûts et avantages.
Bibliographie
Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (2016). Bilan d’activités 2015-2016. https://bctq.ca/wp-content/uploads/2022/02/bctq_bilan_2015-2016_rev1.pdf
E&B Data (2004). Impact Économique des Tournages Étrangers au Québec : analyse des retombées économiques d’une dépense de 10 millions de dollars effectuée au Québec dans le cadre de tournages étrangers. http://www.sodec.gouv.qc.ca/libraries/uploads/sodec/pdf/publications/cinema_ebd_fmic.pdf.
Lester J. (2013). Tax Credits for Foreign Location Shooting of Films: No Net Benefit for Canada. Canadian public Policy/Analyse de Politiques, 39(3), 451-472. http://www.jstor.org/stable/23594721
Sewordor, E. et Sjoquist, D.L. (2016). Lights, camera, action: The adoption of State film tax credit. Public Budgeting and Finance, 36(2), 5-25. https://doi.org/10.1111/pbaf.12090
SODEC (2023). Description sommaire du crédit d’impôt remboursable pour services de production cinématographique ou télévisuelle. https://sodec.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/description-sommaire-cisp-2023-09.pdf
- Nous utilisons des courbes d’offre et de demande linéaires, alors que Lester (2013) emploie des courbes à élasticité constante. ↵
- Voir Lester (2013) pour une description plus détaillée des connaissances acquises sur ce secteur et sur l’impact des programmes de subventions. ↵
- Notons que cette hypothèse entre en contradiction avec la notion d’ « économies externes », d’après laquelle la production totale tend à améliorer l’efficacité de l’industrie. ↵
- Lester montre cependant que l’élimination unilatérale des subventions par la Colombie-Britannique mènerait également à une VAN positive. ↵